Simone Weil (1909 - 1943)



Présentation

Un génie pascalien pour traduire l’expérience de la découverte mystique. Une vie intense, mais trop brève pour son accomplissement. 

J'utilise :
Simone Weil, Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, 1962 - Repris dans : Simone Weil, Œuvres, Quarto, Gallimard, 2001, 805, avec en exergue : « Ce monde est la porte fermée. C'est une barrière, et en même temps c'est le passage. Simone Weil, Cahiers [de la première édition sans additions], t. III, p.121. », et accompagné de la note suivante : « Revenue à la poésie au retour de son premier voyage en Italie, Sirnone Weil composa une poignée de poèmes, quelques-uns avant la guerre. Ce poème-ci fut composé à la fin des vendanges, en octobre 1941. Sa forme est insolite mais l'analyse qu'on en peut faire, donne la clé de sa signcation. Cette porte sur laquelle il faut frapper à coups redoublés, c'est le passage au transcendant. » 

L’âme ne se donne pas, elle est prise (Cahier II, 1972) 
Ne pas nommer Dieu ce qui est vu et ne voit pas, mais ce qui voit et n’est pas vu /(on ne voit pas Dieu, on se sent vu par lui) (La connaissance surnaturelle, 1950, « Cahiers d’Amérique », 117. 

Un choix de pages

relevées dans "Oeuvres" Quarto : 

dans "L'expérience de Dieu" : 
752 'ce qui est divin est sans effort', le géant et le petit tailleur, désir amour humilité 
753 c'est Dieu qui cherche l'homme 
754 voiles qu'elle est assez habile pour nommer Dieu. ... nous ne pouvons rien imaginer qui soit plus parfait que nous-mêmes. ... merveille de l'Eucharistie. 
758 avec Dieu seul que l'homme a le droit de désirer être directement uni. 
760  le point de rencontre des parallèles est à l'infini. 
760 tout ce qui est au-dessous de la certitude est indigne de Dieu 
762 Il ne dépend pas d'une âme de croire à la réalité de Dieu si Dieu ne révèle pas cette réalité. 
763 beauté ... impression réelle et directe come celle que cause un chant au moment où il se fait entendre ... Dieu le véritable prochain ... l'ami par excellence 

Lettre au Père Perrin, première lettre: 
769 ...j'ai eu soudain et pour tj la certitude que n'importe quel être humain, même si ses facultés personnelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité ... si seulement il désire la vérité 
771 problème de Dieu ... je n'avais pas prévu la possibilité de cela, d'un contact réel, de pesonne à personne ici-bas, entre un être humain et Dieu ... dans cette soudaine emprise ... ni les sens ni l'imagination n'ont eu aucune part; j'ai seulement senti à travers la souffrance la ... .présence d'un amour ... sourire d'un visage aimé. 
773 Je récitais le Pater en grec ... les premiers mots ... transportent en un lieu hors de l'espace d'où il n'y a ni perspective ni point de vue. ... silence ... sensation positive 
deuxième lettre : 
781 la miséricorde de Dieu ... n'a aucun analogue humain 
786 j'imagine que le dernier fil, quoique très mince, doit être le plus difficile à couper, car quand il et coupé il faut s'envoler et cela fait peur. Mais aussi l'obligation est impérieuse. ... 
La Sagesse de Dieu qui est notre frère premier-né 

Lettre à Joë Bousquet: 
795 L'oeuf, c'est ce monde visible. Le poussin, c'est l'Amour, l'Amour qui est Dieu même et qui habite au fond de tout homme ... quna la coquille est percée ... il a encore pour objet ce même monde. Mais il n'est plus dedans. L'espace s'est ouvert et déchiré. 
796 le consentement nuptial à Dieu ... regarder le mal qu'on a en soi-même ... simplement le discerner ... j'ai vraiment malgré moi le sentiment que Dieu, par amour pour vous, dirige tout cela vers vous à travers moi. 

Cahiers de Marseille, VI 
813 La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c'est elle aussi qui fait ce vide. 
823 La supplication intérieurer est seule raisonnable, car elle évite de raidir les muscles qui n'ont rien à voir dans l'affaire. ... l'orgueil est un tel raidissement. 
842 tj rien : très décevant tourne en rond autour de la douleur du malheur etc de la nécessité châtiment justice contemplation de la misère humaine etc - c'est donc bien pour cela que LS s'opposait fortement à SW à la maladie ou 'fièvre' dont la mystique libère. 
857 et des platitudes : être rien... 
860 Non pas un. Mais non pas cent. Deux ou trois. 
876 Crainte de la mort, fondement de l'esclavage. 

878 les deux nuits obscures, non! 880 la nuit de la connaissance de soi-même : non! 882 Il faut mériter... : non!   > j'abandonne le cahier VI...



- l'introduction de G.Thibon à "La Pesanteur et la Grâce" : une magnifique bio spirituelle 
- "L'expérience de Dieu" en saisie partielle complétant les relevés supra 

La fréquentation de Simone Weil est à déconseiller aux apprentis mystiques même si 'elle a tout compris' ! elle n'a pas eu capacité ni temps pour surmonter son mal être ou fièvre originelle, d'où l'opposition de LS. envers tout risque d'influence. 

Voici les deux textes susnommés : 
? il reste à faire des choix ? 

G.Thibon

SIMONE WEIL 
LA PESANTEUR 
ET 
LA GRACE 
Avec une introduction par 
GUSTAVE THIBON 
PARIS 
LIBRAIRIE PLON 
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT 
Imprimeurs-Éditeurs, 8, rue Garancière 
Copyright 1948 by Librairie Pion.	 
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris l' U . R. S. S. 

INTRODUCTION		 
Il m'est douloureux de livrer au public l'oeuvre extraordinaire de Simone Weil. Jusqu'ici, je n'avais partagé qu'avec quelques rares amis la joie de connaître sa personne et sa pensée, et j'ai aujourd'hui l'amère impression de divulguer un secret de famille. Mon seul réconfort est de songer qu'à travers l'inévitable profanation de la publicité son témoignage ira rejoindre quelques âmes, soeurs de la sienne. 
Il m'est plus dur encore d'être obligé, pour "introduire » cette oeuvre, de parler incidemment de moi-même. Secretum meum mihi cette absence de pudeur de tant d'écrivains modernes, ce goût des autobiographies et des confessions, cette habitude d'introduire le public dans les derniers replis d'une intimité démantelée ont toujours été pour moi matière d'étonnement et de scandale. Je me dois pourtant — ne serait-ce que pour justifier la présence de mon nom en tête de ces pages — de révéler les circonstances exceptionnelles qui m'ont fait connaître le vrai personnage de Simone Weil et qui me valent aujourd'hui l'honneur immérité de présenter sa pensée au monde. 
En juin 1941, je recevais d'un ami Dominicain, le R. P. Perrin, résidant alors à Marseille, une lettre que je n'ai pas conservée, mais qui contenait en substance ceci : « Je connais ici une jeune fille israélite, agrégée de philosophie et militante d'extrême-gauche, qui, exclue de l'Université par les nouvelles lois, désirerait travailler quelque temps à la campagne comme fille de ferme. Une telle expérience aurait besoin, à mon sens, d'être contrôlée, et je serais 
II	LA PESANTEUR ET LA GRACE	1	INTRODUCTION	III 
heureux que vous puissiez prendre cette jeune fille chez vous. » Je réfléchis un moment sur cette lettre. Je ne suis atteint, grâce à Dieu, d'aucun antisémitisme a priori, mais ce que je connais par expérience des qualités et des défauts du tempérament juif s'accorde assez peu avec mon propre tempérament et surtout avec les exigences d'une vie commune. Mes réactions élémentaires sont également très différentes de celles d'un militant d'extrême-gauche. Je me défie aussi un peu des agrégés de philosophie. Et quant aux intellectuels en mal de retour à la terre, je les connais assez pour savoir qu'ils appartiennent, à de rares exceptions prés, á cette catégorie d'esprits chimériques dont les entreprises finissent géneralement fort mal. Mon premier réflexe fut donc négatif. Le désir d'accueillir la proposition d'un ami et de ne pas écarter une âme que le destin plaçait sur ma route, ce halo de sympathie, dû aux persécutions dont ils commençaient à être l'objet, qui entourait alors les Juifs et, brochant sur le tout, une certaine curiosité me firent revenir ensuite sur mon premier mouvement. 
Quelques jours après, Simone Weil débarquait chez mol. Nos premiers contacts furent cordiaux, mais pénibles. Sur le plan concret, nous n'étions d'accord à peu: prés sur rien. Elle discutait à l'infini, d'une voix inflexible et monotone, et je sortais littéralement usé de ces entretiens sans issue. Je m'armai alors, pour la supporter, de patience et de courtoisie. Et puis, grâce au privilège de la vie commune, je constatai peu à peu que ce côté impossible de son caractère, loin d'être l'expression de sa nature profonde, ne traduisait guère que son moi extérieur et social. Les positions respectives de l'être et du paraître étaient retournées chez elle : contrairement à la plupart des hommes, elle gagnait infiniment à être connue dans une atmosphère d'intimité ; elle extériorisait, avec une spontanéité redoutable, le côté déplaisant de sa nature, mais il lui fallait beaucoup de temps, d'affection et de pudeur vaincue pour manifester ce qu'elle avait de meilleur. Elle commençait alors à s'ouvrir de toute son âme au christianisme ; un mysticisme sans bavures émanait d'elle : je n'ai jamais rencontré, dans un être humain, une telle familiarité avec les mystères religieux ; jamais le mot de surnaturel ne m'est apparu plus gonflé de réalité qu'à son contact. 
Un tel mysticisme n'avait rien de commun avec ces spéculations religieuses sans engagement personnel qui sont trop souvent le seul témoignage des intellectuels tournés vers les choses de Dieu. Elle connaissait, elle vivait la distance désespérante entre a savoir » et « savoir de toute son âme », et sa vie n'avait pas d'autre but que d'abolir cette distance. J'ai trop assisté au déroulement quotidien de son existence pour conserver le moindre doute sur l'authenticité de sa vocation spirituelle : sa foi, son détachement s'incarnaient dans tous ses actes, parfois avec un irréalisme déconcertant, mais toujours avec une absolue générosité. Son ascétisme pouvait paraître exagéré dans notre siècle de demi-mesures où, pour employer l'expression de Léon Bloy, « les chrétiens galopent modérément vers le martyre » (au fait, quel scandale ne causeraient pas aujourd'hui les pénitences excentriques de certains saints du moyen âge?) ; il n'en restait pas moins pur de toute exaltation sensible, et l'on ne percevait aucun décalage entre le niveau de sa mortification et celui de sa vie intérieure. Trouvant ma demeure trop confortable, elle avait voulu habiter dans une vieille ferme á demi ruinée que mes beaux-parents possèdent aux bords du Rhône. Chaque jour, elle venait travailler et, quand elle daignait manger, prendre ses repas à la maison. Débile et malade (elle avait souffert toute sa vie de maux de tête intolérables et une pleurésie, contractée quelques années plus tôt, l'avait durement marquée), elle travaillait la terre avec une inflexible énergie et se contentait souvent pour nourriture de mûres cueillies sur les buissons du chemin. Tous les mois, elle envoyait à, des prisonniers politiques la moitié de ses tickets d'alimentation. Quant à ses biens spirituels, elle les prodiguait plus généreusement encore. Chaque soir, après le travail, elle m'expliquait les grands textes de Platon (je n'ai 
IV	LA PESANTEUR ET LA GRACE	INTRODUCTION	V 
jamais eu le temps de bien apprendre le grec) avec un génie pédagogique qui rendait son enseignement aussi vivant qu'une création. Elle mettait d'ailleurs la même ardeur et le même amour à enseigner les premiers rudiments de l'arithmétique à tel gamin arriéré du village. Il arrivait même que cette soif d'ensemencer les esprits lui fît commettre des quiproquos amusants. Une espèce d'égalitarisme supérieur lui faisait prendre sa propre altitude comme point de référence universel ; il n'était guère d'esprit qu'elle jugeât incapable de recevoir ses enseignements les plus hauts. Je me souviens d'une jeune ouvrière lorraine en qui elle avait cru deviner une vocation intellectuelle et qu'elle abreuvait longuement de splendides commentaires des Upanishads. La pauvre enfant s'ennuyait mortellement, mais se taisait par timidité et par courtoisie... 
C'était dans l'intimité une compagne charmante et pleine d'esprit : elle maniait la plaisanterie sans. mauvais goût et l'ironie sans méchanceté. Son érudition extraordinaire et si profondément assimilée qu'on la distinguait à peine de l'expression de sa vie intérieure donnait à sa conversation un attrait inoubliable. Elle avait cependant un grave défaut {ou une rare qualité, suivant le plan oú on se place) : c'était de refuser toute concession aux nécessités ou aux convenances de la vie sociale. Elle disait toujours toute sa pensée à tout le monde et en toute circonstance. Cette sincérité, qui procédait avant tout d'un profond respect des âmes, lui valut bien des mésaventures, amusantes pour la plupart, mais dont certaines faillirent tourner au tragique à une époque où toute vérité n'était pas bonne à crier sur les toits. 
Il n'est pas question d'établir ici le bilan des sources historiques de sa pensée et des influences qu'elle a pu subir. Indépendamment de l'Évangile dont elle se nourrissait tous les jours, elle avait une profonde vénération pour les grands textes hindous et taoïstes, pour Homère, les tragiques grecs, et surtout Platon qu'elle interprétait dans un sens foncièrement chrétien. Elle haïssait par contre Aristote en qui elle voyait le premier fossoyeur de la grande tradition 
mystique. Saint Jean de la Croix dans l'ordre religieux, Shakespeare, certains poètes mystiques anglais et Racine dans l'ordre littéraire marquèrent également son esprit.   les contemporains, je ne vois guère que Paul Valéry et Koestler dans le Testament espagnol dont elle m'ait parlé avec une admiration sans mélange. Ses préférences, comme ses exclusions, étaient abruptes et sans appel. Elle croyait fermement que la création vraiment géniale exigeait un niveau supérieur de spiritualité et qu'il n'était pas possible d'atteindre à l'expression parfaite sans avoir traversé de sévères purifications intérieures. Ce souci de pureté, d'authenticité intimes la rendait impitoyable pour tous les auteurs en qui elle croyait déceler la moindre recherche de l'effet, le plus léger élément d'insincérité ou de boursouflure : Corneille, Hugo, Nietzsche. Seul comptait pour elle le style parfaitement dépouillé, traduction de la nudité de l'âme. « L'effort d'expression, m'écrivait-elle, ne porte pas seulement sur la forme, mais sur la pensée et sur l'être intérieur tout entier. Tant que la nudité d'expression n'est pas atteinte, la pensée non plus n'a pas touché ni même approché la vraie grandeur... La vraie manière d'écrire est d'écrire comme on traduit. Quand on traduit un texte écrit en une langue étrangère, on ne cherche pas à y ajouter; on met au contraire un scrupule religieux à ne rien ajouter. C'est ainsi qu'il faut essayer de traduire un texte non écrit. » 
Après avoir passé chez moi quelques semaines, trouvant qu'elle était traitée avec trop de ménagements, elle décida d'aller travailler dans une autre ferme, afin de partager, inconnue parmi des inconnus, le sort des vrais ouvriers agricoles. Je la fis embaucher dans l'équipe de vendangeurs d'un gros propriétaire du village voisin. Elle y travailla pendant plus d'un mois avec une continuité héroïque, refusant toujours, malgré sa faiblesse et son manque d'habitude, de rester moins longtemps á la tâche que les robustes paysans qui l'entouraient. Ses maux de tête étaient 
VI	LA PESANTEUR ET LA GRACE 
tels qu'elle avait parfois l'impression de travailler dans un cauchemar. a Un jour, m'avoua-t-elle, je me demandai si je n'étais pas morte et tombée en enfer sans m'en apercevoir, et si l'enfer ne consistait pas à vendanger éternellement... » 
Cette dernière expérience faite, elle revint à Marseille où ses parents, chassés de Paris par l'invasion, résidaient provisoirement. J'allai l'y voir quelques fois dans son petit appartement des Catalans, d'où la vue plongeait à l'infini sur l'horizon splendide de la mer. Entre temps, ses parents' préparaient leur départ pour les Etats-Unis. Son attachement à sa patrie malheureuse et la soif de partager le sort de ses amis persécutés la firent longtemps hésiter à les suivre. Elle s'y décida enfin, dans l'espoir de trouver là-bas des facilités pour passer en Russie ou en Angleterre. Je la vis pour la dernière fois au début de mai 1942. Elle m'apporta à la gare une serviette bourrée de papiers en me priant de les lire et d'en prendre soin pendant son exil. En la quittant, je lui dis en plaisantant et pour masquer mon émotion : « Au revoir, en ce monde ou dans l'autre ! » Elle devint subitement grave et me répondit : « Dans l'autre, on ne se revoit plus. » Elle voulait dire que les limites qui ccnstituent notre « moi empirique » s'abolissent dans l'unité de la vie éternelle. Je la regardai un moment s'éloigner dans la rue. Nous ne devions plus nous revoir : les contacts de l'éternel dans le temps sont affreusement éphémères. 
Rentré chez moi, je parcourus les manuscrits de Simone Weil : une dizaine de gros cahiers dans lesquels elle consignait au jour le jour ses pensées, entremêlées de citations dans toutes les langues et de notations strictement personnelles. Jusque - là , je n'avais lu d'elle que quelques vers et les travaux sur Homère parus dans les Cahiers du Sud sous le pseudonyme anagrammatique d'Émile Novis. Tous les textes qu'on lira plus loin sont tirés de ces cahiers. J'eus le temps d'écrire une fois encore à Simone Weil pour lui manifester l'émotion où m'avaient plongé ces pages. D'Oran, elle m'adressa la lettre suivante que, malgré son accent personnel, je me permets de citer 
INTRODUCTION	VII 
intégralement, puisqu'elle explique et justifie la publication de ce livre : 
« Cher ami, Il semble bien maintenant que le moment est venu de se dire adieu. Il ne sera pas facile que j'aie souvent de vos nouvelles. J'espère que le destin épargnera cette maison à Saint-Marcel où vivent trois êtres qui s'aiment. C'est là quelque chose de tellement précieux. L'existence humaine est chose si fragile et si exposée que je ne puis aimer sans trembler. Je n'ai jamais pu encore vraiment me résigner à ce que tous les êtres humains autres que moi ne soient pas complètement préservés de toute possibilité de malheur. C'est là un manquement grave au devoir de soumission à la volonté de Dieu. 
« Vous me dites que dans mes cahiers vous aviez trouvé, en plus des choses que vous aviez pensées, d'autres que vous n'aviez pas pensées, mais que vous attendiez ; elles vous appartiennent donc, et j'espère qu'après avoir subi en vous une transmutation, elles sortiront un jour dans un de vos ouvrages. Car il est certainement bien préférable pour une idée d'unir sa fortune à la vôtre qu'à la mienne. J'ai le sentiment que la mienne ici-bas ne sera jamais bonne (ce n'est pas que je compte qu'elle doive être meilleure ailleurs : je ne puis le croire). Je ne suis pas quelqu'un avec qui il soit bon d'unir son sort. Les êtres humains l'ont toujours plus ou moins pressenti ; mais, je ne sais par quel mystère, les idées semblent avoir moins de discernement. Je ne souhaite rien davantage á celles qui sont venues vers moi qu'un bon établissement, et je serais très heureuse qu'elles se logent sous votre plume en changeant de forme de manière à refléter votre image. Cela diminuerait un peu pour moi le sentiment de la responsabilité, et le poids accablant de la pensée que je suis incapable, en raison de mes diverses tares, de servir la vérité telle qu'elle m'apparaît, alors qu'elle daigne, me semble-t-il, se laisser parfois apercevoir de moi, par un excès inconcevable de miséricorde. Vous prendrez tout cela, je pense, avec la même simplicité que je vous le dis. Pour qui aime la vérité, dans 
VIII	LA PESANTEUR ET LA GRACE 
l'opération d'écrire, la main qui tient la plume et le corps et l'âme qui y sont attachés, avec toute leur enveloppe sociale, sont choses d'importance infinitésimale. Des infiniment petits de Nième ordre. C'est du moins la mesure de l'importance que j'attache, par rapport à cette opération, non seulement à ma personne, mais aussi à la vôtre et à celle de tout écrivain que j'estime. La personne de ceux que je méprise plus ou moins compte seule pour moi dans ce domaine. 
«	Je ne sais pas si je vous ai dit, au sujet de ces cahiers, que vous pouvez en lire les passages que vous voudrez à qui vous voudrez, mais qu'il ne faut en laisser aucun aux mains de personne... Si pendant trois ou quatre ans, vous n'entendez pasarler de moi, considérez que vous en avez la comp'ète propriété. 
«	Je vous dis tout cela pour partir avec l'esprit plus libre. Je regrette seulement de ne pas pouvoir vous confier tout ce quee porte encore en moi et qui n'est pas développé. Mats heureusement ce qui est en mol, ou bien est sans valeur, on bien réside hors de moi, sous une forme parfaite, dans un lieu pur où cela ne peut subir nulle atteinte et d'où cela peut toujours redescendre. Dès lors, rien de ce qui me concerne ne saurait avoir aucune espèce d'importance. 
«	J'aime à croire aussi qu'après le léger choc de la séparation, quoi qu'il doive se produire pour moi, vous n'éprouverez jamais à ce sujet aucun chagrin, et que s'il vous arrive parfois de penser à moi ce sera comme à un livre qu'on a lu dans son enfance. Je voudrais ne jamais tenir d'autre place dans le cceur d'aucun des êtres que j'aime, afin d'être sûre de ne leur causer jamais aucune peine. 
« Je n'oublierai pas la générosité qui vous a poussé à me dire et à m'écrire quelques-unes de ces paroles qui réchauffent, même quand, comme c'est mon cas, on ne peut pas y croire. Mais elles n'en sont pas moins un soutien. Trop peut-être. Je ne sais si nous pourrons longtemps encore nous donner mutuellement de nos nouvelles. Mais il faut penser que cela n'a pas d'importance... » 
INTRODUCTION	IX 
Si j'étais un saint, j'aurais pu accepter l'offre contenue dans cette lettre. J'aurais pu l'accepter aussi si j'étais un être très vil. Car, dans le premier cas, mon moi ne compterait pas, et dans le second il compterait seul. N'étant ni l'un ni l'autre, la question ne se posait pas. b 
Simone Weil m'écrivit encore de Casablanca, puis une dernière fois de New-York. L'occupation de la zone libre par les Allemands suspendit ensuite notre correspondance. En novembre 1944, alors que j'attendais son retour en France, j'appris par des amis communs qu'elle était morte à Londres un an plus tot. 
*** 
Simone Weil était trop pure pour avoir beaucoup de secrets ; elle parlait d'elle-même avec autant de simplicité que de toute autre chose. Il me serait très facile, en me référant à mes souvenirs et à nos conversations, de faire d'elle un portrait très ressemblant en surface, dont l'originalité ravirait tous les amateurs du détail vécu et de l'anecdote. Je l'ai trop aimée pour cela : un frère ne peut pas parler d'une soeur comme un écrivain d'un confrère. Il y aurait d'ailleurs quelque mauvais' goût à assaisonner une nourriture spirituelle aussi haute d'un piment de pittoresque. Je me bornerai donc à tracer les principaux linéaments de sa vie avant et après notre rencontre. 
Née à Paris en i909, ancienne élève d'Alain, elle entra très jeune à l'École normale supérieure et passa brillamment l'agrégation de philosophie. Elle enseigna ensuite dans divers lycées et se mêla très tôt à la politique. Il va sans dire que ses convictions révolutionnaires, qu'elle manifestait sans le moindre souci des convenances professionnelles ou mondaines, lui attirèrent quelques ennuis administratifs qu'elle accueillait avec un dédain transcendant. A un inspecteur général qui la menaçait de sanctions pouvant aller jusqu'à la révocation, elle répondit en souriant : «Monsieur l'inspecteur, j'ai toujours considéré la révocation comme le couronnement normal de ma carrière. » 
X	LA PESANTEUR ET LA GRACE INTRODUCTION	XI 
Elle milita dans les rangs de l'extrême-gauche, mais elle n'adhéra jamais à aucune formation politique, se bornant à défendre les faibles 'et les opprimés quels que soient leur parti ou- leur race. Voulant partager à fond le sort des pauvres, elle demanda un congé et s'embaucha dans les usines Renault où, sans révéler à personne sa qualité, elle travailla pendant un an comme fraiseuse. Elle avait loué une chambre dans un quartier ouvrier et vivait uniquement du maigre produit de son travail. Une pleurésie vint interrompre cette expérience. Au moment de la guerre d'Espagne, elle s'engagea dans les rangs des Rouges, mais elle eut á coeur de ne jamais se servir de ses armes et fut une animatrice plutôt qu'une combattante. Un accident physique (elle s'était par inadvertance ébouillanté les pieds) la fit ramener en France. Dans ces circonstances tragiques comme dans l'ensemble de sa vie, ses parents auxquels elle était tendrement liée, mais que ses folies héroïques mettaient à la torture, l'entourèrent de soins constants qui retardèrent certainement le dénouement de cette existence qu'aucune impureté ne retenait ici-bas. o Cette force que les Karamazov tirent de la bassesse de leur nature » et qui fait coller l'homme à la terre lui manquait étrangement... 
Avant d'évoquer l'attitude de Simone Weil pendant les événements qui, entre 1940 et 1944, divisèrent si profondément les Français, je tiens à souligner qu'il serait injurieux pour sa mémoire que le contenu éternel et transcendant de son message fût interprété dans le sens de l'actualité politique et mêlé aux querelles des partis. Aucune faction, aucune idéologie sociales n'ont le droit de se réclamer d'elle. Son amour du peuple et sa haine de toute oppression ne suffisent pas pour l'inféoder aux partis de gauche ; sa négation du progrès et son culte de la tradition n'autorisent pas davantage à la classer à droite. Elle mettait dans ses . engagements politiques la passion qu'elle apportait en toute chose, mais, loin de se faire une idole d'une idée, d'une nation ou d'une classe, elle savait que le social est par excellence le domaine du, relatif et du mal (contempler le social, écrivait-elle, constitue une purification aussi efficace que se retirer du monde, et c'est pourquoi je n'ai pas eu tort de côtoyer si longtemps la politique) et que, dans cet ordre, le devoir de l'âme surnaturelle ne consiste pas á embrasser fanatiquement un parti, niais à essayer sans cesse de rétablir l'équilibre en se portant du côté des vaincus et des opprimés. C'est ainsi que, malgré son aversion pour le communisme, elle désira partir pour la Russie à l'heure où ce pays saignait sous la botte allemande. Cette notion de contrepoids est essentielle dans sa conception de l'activité politique et sociale : « Si l'on sait par où la société est déséquilibrée, il faut faire ce qu'on peut pour ajouter du poids dans le plateau trop léger. Quoique ce poids soit le mal, en le maniant dans cette intention peut-être ne se souille-t-on pas. Mais il faut avoir conçu l'équilibre et être toujours prêt à. changer de côté comme la justice, cette fugitive du camp des vainqueurs. » 
Un tel état d'esprit l'inclina, dès l'armistice, vers ce mouvement, si divers par ses origines et par ses fins, qu'on désigne aujourd'hui sous le nom global de Résistance. Avant son départ pour l'Amérique, elle eut maille à partir avec la police de l'État français, et son sort n'eût pas fait de doute si elle était restée en France à l'époque des grandes razzias de la Gestapo. Dès son arrivée aux États-Unis, elle fit des démarches pour s'enrôler dans les effectifs de la Résistance. Partie pour Londres en novembre 1942, elle y travailla quelque temps dans les services de M. Maurice Schumann. Elle demanda avec insistance à être envoyée en mission en France, mais son type ethnique, trop aisément reconnaissable, ne permit pas de lui accorder satisfaction. Ne pouvant s'exposer sux dangers qui pesaient alors sur les Français, elle voulut partager au moins leurs privations et s'astreignit rigoureusement à ne consommer que la quantité de nourriture allouée en France par les tickets de rationnement. Ce régime eut bientôt raison de sa santé déjà vacillante. Rongée par la faim et la phtisie, elle dut entrer à l'hôpital. Elle y souffrit beaucoup des quelques ménagements spéciaux dont elle était 
XII	LA PESANTEUR ET LA GRACE 
l'objet. J'avais déjà constaté chez moi ce trait de son caractère : elle avait horreur d'être placée dans une situation privilégiée et se dérobait sauvagement à toute sollicitude qui visait à l'élever au-dessus du niveau commun. Elle ne se sentait à l'aise qu'au dernier degré de l'échelle sociale, confondue avec la masse des pauvres et des déshérités de ce monde. Transportée à la campagne, elle y mourut, après avoir manifesté quelque joie de revoir la nature. Je  ne possède aucun détail sur sa fin. « L'agonie, disait-elle, est la suprême nuit obscure dont même les parfaits ont besoin pour parvenir à la pureté absolue, et pour cela il vaut mieux qu'elle soit amère. » J'ose penser que sa vie avait été assez dure pour que la grâce d'une mort paisible lui fût accordée. 
*** 
Les textes de Simone Weil appartiennent à cette catégorie des très grandes oeuvres qui ne peuvent être qu'affaiblies et trahies par un commentaire. Mon seul titre pour présenter ces textes est que mon amitié avec l'auteur et les longues conversations que nous eûmes ensemble aplanissent pour moi l'accès de sa pensée et me permettent de replacer plus facilement dans leur éclairage exact et leur contexte organique certaines formules trop abruptes ou insuffisamment élaborées. Il ne faut pas oublier en effet qu'il s'agit ici, comme chez Pascal, de simples pierres d'attente, posées au jour le jour et souvent en hâte, en vue d'une construction plus complète qui ne vit, hélas ! jamais le jour. 
Ces textes sont nus et simples (1) comme l'expérience intérieure qu'ils traduisent. Aucun rembourrage ne s'y interpose entre la vie et le verbe : l'âme, la pensée et l'expression constituent un bloc sans fissure. Même si je n'avais pas connu personnellement Simone Weil, son style seul me garantirait l'authenticité de son 
(1) Ainsi s'expliquent certaines répétitions ou négligences de style que, dans l'ensemble, nous avons scrupuleusement respectées. 
INTRODUCTION	XIII 
témoignage. Ce qui frappe avant tout dans ses pensées, c'est la polyvalence de leurs applications possibles ; leur simplicité simplifie tout ce qu'elles touchent ; elles nous transportent sur ces sommets de l'être d'où l'oeil embrasse, dans un seul regard, une infinité d'horizons superposés. « Il faut, disait-elle, accueillir toutes les opinions, mais les composer verticalement et les loger à des niveaux convenables. » Et encore : « Tout ce qui est assez réel pour enfermer des interprétations superposées est innocent ou bon. » Ce signe de la grandeur et de la pureté se retrouve à chaque page de son oeuvre. 
Voici par exemple cette pensée qui liquide l'éternelle querelle de l'optimisme et du pessimisme, que n'a su résoudre Leibniz : « Il y a toutes les gammes de distance entre la créature et Dieu. Une distance où l'amour de Dieu est impossible : matière, plantes, animaux. Le mal est si complet là qu'il se détruit ; il n'y a plus de mal : miroir de l'innocence divine. Nous sommes au point où l'amour est tout juste possible. C'est un grand privilège, car l'amour qui unit est proportionnel à la distance. Dieu a créé un monde qui est, non le meilleur possible, mais comporte tous les degrés de bien et de mal. Nous sommes au point où il est le plus mauvais possible. Car au delà est le degré où le mal devient innocence. » 
Ou cette autre qui éclaire le problème du mal jusque dans les secrets de l'amour divin : « Toutes les choses créées refusent d'être pour moi des fins. Telle est l'extrême miséricorde de Dieu à mon égard. Et cela même est le mal. Le mal est la forme que prend en ce monde la miséricorde de Dieu.» Et cette réfutation abrupte et définitive de tous les penseurs qui, comme un Schopenhauer ou un Sartre, tirent de la présence du mal dans le monde un pessimisme foncier : « Dire que le monde ne vaut rien, que cette vie ne vaut rien, et donner pour preuve le mal est absurde, car si cela ne vaut rien, de quoi le mal prive-t-il? » 
Ou encore cette loi d'insertion du supérieur dans l'inférieur, ainsi formulée : « Tout ordre transcendant à un autre ne peut s'insérer dans celui-ci que sous la 
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forme d'un infiniment petit," qui complète et approfondit la loi des trois ordres de Pascal. Le monde de la vie apparaît en effet comme un infiniment petit au sein du monde matériel : que représentent les êtres vivants, comparés à la masse de la Planète et peut-être du Cosmos? De même le monde de l'esprit par rapport au monde de la vie : il existe sur terre au moins 500 000 espèces vivantes dont une seule possède « il ben dell'intelletto ». Et quant au monde de la grâce, il représente à son tour un infiniment petit dans la masse de nos pensées et de nos affections profanes : les images évangéliques du levain et du grain de sénevé témoignent assez de ce « caractère infinitésimal du bien pur ». 
Toute l'oeuvre de Simone Weil est mue et imprégnée par un immense désir de purification intérieure, qui rejaillit jusque dans sa métaphysique et sa théologie. Tendue de toute son âme vers un bien pur et absolu, dont rien ici-bas ne peut lui prouver l'existence, mais qu'elle sent plus réel que tout ce qui existe en elle et autour d'elle, elle veut asseoir la foi en cet être parfait sur une base qu'aucun coup du sort ou du malheur, aucun remous de la matière ou de l'esprit ne puisse ébranler. Pour cela, il importe avant tout . d'éliminer de la vie intérieure toutes les formes d'illusion et de compensation (piété imaginative, « consolations » religieuses, foi non décantée en l'immortalité du moi, etc.) qui usurpent trop souvent le nom de Dieu et qui ne sont en réalité que les refuges de notre faiblesse ou de notre orgueil : « Il faut veiller au niveau où l'on met l'infini. Si on le met au niveau où le fini convient seul, peu importe de quel nom on le nomme." 
La création reflète Dieu par sa beauté et son harmonie, mais par	mal et la mort qui l'habitent et l'insensible nécessité qui la régit, elle révèle aussi l'absence de Dieu. Nous sommes sortis de Dieu : cela signifie que nous en portons l'empreinte, et cela signifie également que nous sommes séparés de lui. L'étymologie du mot exister (être placé en dehors) est très éclairante à cet égard : nous existons, nous • ne sommes pas. Dieu, qui est l'Etre, s'est en quelque 
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sorte effaçé pour que nous puissions exister ; il a renoncé à être tout pour que nous fussions quelque chose ; il s'est dépossédé en notre faveur de sa nécessité qui se confond avec le bien pour laisser régner une autre nécessité étrangère et indifférente au bien, La loi centrale de ce monde, dont Dieu s'est retiré par son acte même de création, est la loi de la pesanteur qui se retrouve analogiquement à tous les étages de l'existence. La pesanteur est la force « déifuge » par excellence. Elle pousse chaque créature à rechercher tout ce qui peut la conserver ou l'accroître et, suivant le mot de Thucydide, à exercer tout le pouvoir dont elle est capable. Psychologiquement, elle se traduit par tous les mobiles d'affirmation ou de restitution du moi, par tous les subterfuges souterrains (mensonge intérieur, évasion dans le rêve et les faux idéals, empiétements imaginaires sur le passé et l'avenir, etc.) que nous employons pour consolider du dedans notre existence ébranlée, c'est à dire pour rester extérieurs et opposés à Dieu. 
Simone Weil pose en ces termes le problème du salut : « Comment échappe-t-on à ce qui, en nous, ressemble à la pesanteur? » Uniquement par la grâce. Dieu traverse pour venir à nous l'épaisseur infinie du temps et de l'espace ; sa grâce ne change rien aux jeux aveugles de la nécessité et du hasard qui mènent ce monde : elle pénètre dans nos âmes à la façon de la goutte d'eau qui s'insinue à travers les couches géologiques sans modifier leur structure, et là elle attend. en silence que nous consentions à redevenir Dieu. La pesanteur étant la loi de la création, le travail de la grâce consiste à nous « décréer ». Dieu a consenti par amour à ne plus être tout pour que nous fussions quelque chose ; il faut que nous consentions par amour à n'être plus rien afin que Dieu redevienne tout. Il s'agit donc d'abolir en nous le moi, « cette ombre projetée par le péché et l'erreur, 
qui arrête la lumière de Dieu, et chue nous prenons pour un être. » Hors de cette humilité totale, de ce 
consentement inconditionnel à n'être rien, toutes les formes d'héroïsme et d'immolation restent soumises à la pesanteur et au mensonge : « On ne peut offrir 
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que le moi. Sinon, tout ce qu'on nomme offrande n'est pas autre chose qu'une étiquette posée sur une "revanche du moi. » 
Pour tuer le moi, il faut s'exposer nu et sans défense à toutes les morsures de la vie, accepter le vide, le déséquilibre, ne jamais chercher de compensation au malheur, et surtout suspendre en soi le travail de l'imagination « qui tend perpétuellement à boucher les fissures par où passerait la grâce ». Tous les péchés sont des tentatives pour fuir le vide. Il faut aussi renoncer au passé et à l'avenir, car le moi n'est pas autre chose qu'une concrétion de passé et d'avenir autour d'un présent toujours défaillant. La mémoire, l'espérance suppriment l'effet salutaire du malheur en ouvrant un champ illimité à des élévations imaginaires (j'étais, je serai...), mais la fidélité à l'instant présent réduit vraiment l'homme à rien et lui ouvre par là les portes de l'éternité. 
Le moi doit être tué du dedans par l'amour. Mais il peut l'être aussi du dehors par l'extrême souffrance et l'abjection. Il est des vagabonds et des prostituées qui n'ont pas plus d'amour-propre que les saints et dont toute la vie se limite au moment présent. C'est là le drame de l'abjection : ce qui fait son caractère irréparable, ce n'est pas que le moi qu'elle détruit soit précieux, car il est fait pour être détruit ; c'est qu'elle empêche Dieu de le détruire lui-même, qu'elle ôte sa proie à l'amour qui éternise. 
Simone Weil distingue sévèrement cette immolation surnaturelle de toutes les formes de la grandeur et de l'héroïsme humains. Dieu est ici-bas l'être le plus faible et le plus dépouillé ; son amour n'emplit pas, comme celui des idoles, la partie charnelle de l'âme ; pour aller à lui, il faut peiner à vide, refuser toutes les ivresses de la passion et de l'orgueil qui voilent le mystère horrible de la mort et se laisser guider uniquement par ce « petit souffle » dont parle la Bible, que la chair et le moi ne perçoivent pas. « Dire au Christ, comme saint Pierre : je te resterai fidèle, c'était déjà le renier, car c'était supposer en soi et non dans la grâce la source de la fidélité. Comme il était élu, ce reniement est devenu manifeste pour 
tous et pour lui. Chez combien d'autres, de telles vantardises s'accomplissent — et ils ne comprennent jamais. » Il est facile de mourir pour ce qui est fort, car la participation à la force verse une ivresse qui stupéfie. Mais il est surnaturel de mourir pour ce qui est faible : des milliers d'hommes surent mourir héroïquement pour Napoléon, tandis que le Christ agonisant fut abandonné par ses disciples (le sacrifice fut plus facile ensuite pour les martyrs, car ils étaient déjà soutenus par la force sociale de l'Église). « L'amour surnaturel n'a aucun contact avec la force, mais aussi il ne protège pas l'âme contre le froid de la force, le froid du fer. Seul un attachement terrestre, s'il renferme assez d'énergie, peut protéger contre le froid du fer. L'armure est faite de métal comme le glaive. Si l'on désire un amour qui protège l'âme contre les blessures, il faut aimer autre chose que Dieu. » 
Le héros porte une armure, le saint est nu. Or l'armure, en même temps qu'elle préserve des coups, interdit le contact direct avec le réel et surtout l'accès à la troisième dimension qui est celle de l'amour surnaturel. Pour que les choses existent réellement pour nous, il faut qu'elles pénètrent en nous. D'où la nécessité d'être nu : rien ne peut entrer en nous si l'armure nous protège à la fois contre les blessures et contre la profondeur qu'elles délivrent. Tout péché est un attentat contre la troisième dimension, une tentative pour ramener sur le plan de l'irréel, de l'indolore, un sentiment qui voudrait pénétrer dans la profondeur. C'est là une loi rigoureuse : on diminue d'autant plus sa propre souffrance qu'on exténue davantage en soi la communion intime et directe avec le réel. A la limite, la vie s'étale toute en surface : on ne souffre pas plus qu'en rêve, car l'existence, ramenée à deux dimensions, devient plate comme un songe. Il en va de même pour les consolations, les illusions, les vantardises, et toutes les réactions compensatrices par lesquelles nous essayons de combler les vides que la morsure du réel creuse en nous. Tout vide, tout creux implique en effet la présence de la troisième dimension ; on ne rentre pas 
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dans une surface, et boucher un vide équivaut à se réfugier, à s'isoler en surface. L'adage de la vieille physique : « La nature a horreur du vide, » s'applique rigoureusement en psychologie. Mais la grâce a précisément besoin de ce vide pour entrer en nous. 
Ce processus de « décréation », qui est l'unique voie du salut, est l'eeuvre de la grâce et non de la volonté. L'homme ne s'élève pas au ciel en se tirant par les cheveux. La volonté n'est bonne qu'aux tâches serviles : elle assure l'exercice correct des vertus naturelles qui sont prérequises au travail de la grâce comme l'effort du laboureur aux semailles. Mais le germe divin vient d'ailleurs... Comme Platon et Malebranche, Simone Weil attribue, dans ce domaine, beaucoup plus d'importance à l'attention qu'à la volonté. « Il faut être indifférent au bien et au mal, mais vraiment indifférent, c'est-à-dire projeter également sur l'un et sur l'autre la lumière de l'attention. Alors, le bien l'emporte par un phénomène automatique. » C'est précisément cet automatisme supérieur qu'il s'agit de créer ; on l'obtient, non pas en crispant son moi et en « forçant son talent » pour faire le bien (rien n'est plus dégradant qu'une action élevée accomplie avec un état d'âme inférieur), mais en parvenant, à force d'effacement et d'amour, à cet état de docilité parfaite à la grâce, d'où le bien émane spontanément. « L'action est l'aiguille indicatrice de la balance. Il ne faut pas toucher à l'aiguille, mais aux poids. » Il est malheureusement plus facile de détraquer l'aiguille que de modifier son propre pouls dans cette « balance d'or de Zeus ». 
L'attention religieuse nous élève donc au-dessus de « l'égarement des contraires » et du choix entre le bien et le mal. « Le choix, notion de bas niveau. » Tant que je balance entre faire et ne pas faire une mauvaise action (par exemple, posséder ou non cette femme qui s'offre à moi, trahir ou ne pas trahir cet ami), même si je choisis le bien, je ne m'élève guère au-dessus du mal que je repousse. Pour que ma « bonne » action soit vraiment pure, il faut que je domine cette oscillation misérable et que le bien que j'accomplis au dehors soit la traduction exacte de 
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ma nécessité intérieure. La sainteté ressemble en cela à l'abjection (1) : de même qu'un homme très vil n'hésite pas à posséder une femme quand sa passion parle ou à trahir un ami si son intérêt l'exige, de même un saint n'a pas à choisir pour rester pur ou fidèle ; il ne peut pas faire autrement ; il va vers le bien comme l'abeille vers la fleur. Le bien qu'on choisit en le mettant en balance avec le mal n'a guère qu'une valeur sociale ; aux yeux de Celui qui voit dans le secret, il procède des mêmes mobiles et revêt la même vulgarité que le mal. D'où la parenté souvent constatée entre certaines formes de la « vertu » et le péché corrélatif ; vol et respect bourgeois de la propriété, adultère et « honnête femme », caisse d'épargne et gaspillage, etc. Le vrai bien ne s'oppose pas au mal (pour s'opposer directement à quelque chose, il faut être au même niveau) : il le transcende et l'efface. « Ce que le mal viole, ce n'est pas le bien car le bien est inviolable ; on ne viole qu'un bien dégradé. » 
L'âme attachée à la poursuite du bien pur se heurte ici-bas à d'irréductibles contradictions. La contradiction est le critérium du réel. « Notre vie est impossibilité, absurdité. Chaque chose que nous voulons est contradictoire avec les conditions ou les conséquences qui y sont attachées. C'est que nous sommes nous-mêmes contradiction, étant des créatures, étant Dieu et infiniment autres que Dieu. » Ayez par exemple des enfants sans compter : vous favorisez la surpopulation et la guerre (le cas du Japon est typique à cet égard) ; améliorez le sort matériel du peuple : vous risquez d'altérer son âme ; dévouez-vous entièrement à quelqu'un : vous cessez d'exister 
(1). — C'est le postulat d'Hermès : le plus haut ressemble au plus bas — loi centrale de l'être dont Simone Weil tira dans toute son oeuvre des applications infinies. Ainsi, la non-violence des saints s'identifie extérieurement à la lâcheté, la suprême sagesse aboutit à l'ignorance, les motions de la grâce reproduisent la fatalité des instincts animaux (je suis devenu comme une bête de somme devant ta face...), le détachement ressemble à l'indifférence, etc. 
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pour lui, etc. Seul le bien imaginaire ne comporte pas de contradiction : la jeune fille qui désire une nombreuse postérité, le réformateur social qui rêve le bonheur du peuple, etc. ne se heurtent à aucun obstacle tant qu'ils ne passent pas à l'action : ils voguent á pleine voile dans un bien pur, mais fictif ; le choc contre l'écueil est le signal du réveil. Cette contradiction, signe de notre misère et de notre grandeur, nous devons l'accepter dans toute son amertume. C'est à travers l'absurdité, vécue et pâtie à fond comme telle, de cet univers mêlé de bien et de mal que nous atteignons le bien pur, dont le royaume n'est pas de ce monde. « Est pure l'action qu'on peut accomplir en maintenant l'intention totalement orientée vers le bien pur et impossible, sans se voiler par aucun mensonge ni l'attrait ni l'impossibilité du bien pur. » Au lieu de combler avec des songes (foi en un Dieu conçu comme père temporel, à la science ou au progrès...) l'abîme qui s'étend entre le nécessaire et le bien, il faut accueillir telles quelles les deux branches de la contradiction et se laisser écarteler par leur distance. Et c'est dans ce déchirement, qui est comme le reflet dans l'homme' de l'acte créateur qui déchire Dieu, qu'on retrouve l'identité originelle du nécessaire et du bien : « Ce monde, en tant que tout à fait vide de Dieu, est Dieu lui-même. La nécessité, en tant qu'absolument autre que le bien, est le bien lui-même. C'est pourquoi toute consolation dans le malheur éloigne de l'amour et de la vérité. C'est là le mystère des mystères. Quand on le touche, on est en sécurité. » Ainsi, celui qui refuse la confusion est voué à la souffrance. Depuis Antigone que le gardien de la Cité temporelle invite à aller aimer chez les morts jusqu'à Simone Weil elle-même que l'injustice humaine crucifia jusqu'à la tombe, le malheur est le lot de tous les amants de l'absolu égarés dans le relatif : « Si on désire seulement le bien, on est en opposition avec la loi qui lie le bien au mal comme l'objet éclairé à l'ombre, et, étant en opposition avec la loi universelle du monde, il est inévitable qu'on tombe dans le malheur, » Tant que l'âme n'est pas complètement vidée d'elle-même, cette soif du 
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bien pur engendre la souffrance expiatrice ; dans l'âme parfaitement innocente, elle produit la souffrance rédemptrice : « Etre innocent, c'est supporter le poids de l'univers entier. C'est jeter le contrepoids. » La pureté n'abolit donc pas la souffrance ; elle la creuse au contraire à l'infini, mais lui donne un sens éternel : « L'extrême grandeur du christianisme vient de ce qu'il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance. » 
Ce mystère de la souffrance qui « décrée » l'homme et le rend à Dieu trouve son centre dans le mystère de l'Incarnation. Si Dieu ne s'était pas incarné, l'homme qui souffre et 'qui meurt serait, en un sens, plus grand que Dieu. ;Mais Dieu s'est fait homme, et il est mort sur la croix. « Dieu a abandonné Dieu. Dieu s'est vidé : ce mot enveloppe à la fois la Création et l'Incarnation avec la Passion... Pour nous apprendre que nous sommes non-être, Dieu s'est fait non-être. » En d'autres termes, Dieu s'est fait créature pour nous apprendre à défaire en nous la créature, et l'acte d'amour par lequel il s'est séparé de lui-même nous ramène à lui. C'est dans l'assomption de la condition humaine dans ce qu'elle a de plus misérable et de plus tragique que Simone Weil voit l'essence de la fonction médiatrice de Jésus-Christ : les signes, les miracles constituent la partie humaine et presque basse de sa mission ; la partie surnaturelle, c'est l'agonie, la sueur de sang, la croix, et ses vains appels au ciel muet. Le mot du Rédempteur : « Mon Père, pourquoi m'as-tu abandonné? » qui résume toutes les angoisses de la créature jetée dans le temps et dans le mal et auquel le Père ne répond que par le silence — ce mot seul suffit pour elle à prouver la divinité du christianisme. 
L'homme ne se sauve qu'en vivant dans l'instant nu, en renonçant au passé et à l'avenir. Cela exclut le mythe moderne du progrès indéfini de l'humanité, même présenté sous la forme d'une pédagogie divine. Il est peu d'idées aussi impies que celle-là, car elle tend à nous faire rechercher dans l'avenir ce que l'éternité seule peut donner, c'est-à-dire à nous détourner 
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de Dieu. « Nulle chose ne peut avoir pour destination ce qu'elle n'a pas pour origine. Idée contraire, idée de progrès, poison. La racine qui a porté ce fruit doit être arrachée. » Cela ne' signifie pas que l'humanité ne puisse pas faire d'acquisitions dans le temps, mais ces progrès, en tant que temporels, ne sont jamais indéfinis, car la durée finit toujours pas dévorer ce qu'elle enfante. Le temps, accepté comme irréductiblement autre que l'éternité, est pour nous la porte vers l'éternité : il ne faut pas en faire un ersatz de l'éternité. 
De cette nécessité, essentielle au salut, de vivre dans l'instant pur et de peiner à vide, Simone Weil tire une splendide spiritualité du travail manuel. Ce travail met directement l'homme en contact avec l'absurdité, la contradiction inhérentes à la vie terrestre et, par là ; si le travailleur ne ment pas, il lui fait toucher le ciel : « Le travail fait éprouver d'une manière harassante le phénomène de la finalité renvoyée comme une balle : travailler pour manger, manger pour travailler... Si l'on regarde l'un des deux comme une fin ou l'un et l'autre pris séparément, on est perdu. Le cycle seul contient la vérité. » Mais pour embrasser ce cycle, il faut se détourner de l'avenir et s'élever jusqu'à l'éternel. « Ce n'est pas la religion, c'est la révolution qui est l'opium du peuple. » 
Mille objets relatifs revêtus d'une étiquette d'absolu viennent ici-bas s'interposer entre l'âme et Dieu. Tant que l'homme ne consent pas à devenir rien pour être tout, il a besoin d'idoles. « L'idolâtrie est une nécessité vitale dans la caverne. » Et parmi ces idoles, celle du social, de l'âme collective est la plus puissante et la plus dangereuse. La plupart des péchés se rapportent au social : ils sont dictés par la soif de paraître et de dominer. Ce n'est pas que Simone Weil rejette le social comme tel ; elle sait que le milieu, l'enracinement, la tradition, etc. constituent des ponts, des « metaxu » entre la terre et le ciel ; ce qu'elle repousse, c'est la cité totalitaire, symbolisée par le « gros animal » de Platon et la Bête de l'Apocalypse, dont la puissance et le prestige usurpent dans l'äme 
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la place de Dieu. Qu'elle se présente sous l'aspect conservateur ou sous l'aspect révolutionnaire, qu'elle consiste à adorer la cité présente ou la cité future, l'idolâtrie du social tend toujours à étouffer et à remplacer la vraie tradition mystique. C'est d'elle 
que procèdent toutes les persécutions contre les prophètes et les saints ; c'est par elle que furent condamnées Antigone et Jeanne d'Arc et crucifié Jésus-Christ. La Bête sociale offre à l'homme un ersatz de la religion qui lui permet de se transcender sans se vider de lui-même et, par conséquent, de se passer à peu de frais du vrai Dieu ; les plus hautes vertus sont susceptibles d'une imitation sociale qui les dégrade aussitôt en pharisaïsme : « Est pharisien celui qui est vertueux par obéissance au gros animal. » 
Deux peuples de l'antiquité incarnent cette idolâtrie de l'âme collective : Israël et Rome. « Rome, c'est le gros animal athée, matérialiste, n'adorant que soi. Israël, c'est le gros animal religieux. Ni l'un ni l'autre n'est aimable. Le gros animal est toujours répugnant. » Le conflit entre Israël et Rome, en qui Nietzsche voyait le duel de deux conceptions irréductibles de la vie, se réduit pour Simone Weil à la lutte entre deux totalitarismes de même nature. Il importe cependant de souligner que son antisémitisme, si virulent que la continuité établie par l'Église entre l'Ancien et le Nouveau Testament lui fut un obstacle majeur à l'adhésion au catholicisme, se situait sur le plan purement spirituel et n'avait par conséquent rien de commun avec ce qu'on appelle aujourd'hui de ce nom. Elle unissait par exemple dans la même aversion l'antisémitisme hitlérien et le messianisme temporel des Juifs. Combien de fois m'a-t-elle parlé des racines juives de l'antisémitisme ! Elle aimait à répéter qu'Hitler chassait sur le même terrain que les Juifs et ne les persécutait que pour ressusciter à son profit sous un autre nom leur dieu de tribu, terrestre, cruel et exclusif. Son horreur de l'idole sociale s'étendait naturellement à toutes les' autres formes de mystique totalitaire et tout particulièrement au marxisme. Même l'Église catholique, qu'elle admirait d'ailleurs par maints côtés, n'échap- 
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pait pas à sa critique du social : ses origines juives et romaines, son immixtion dans les choses temporelles, son organisation et sa hiérarchie, ses conciles, certaines formules comme « hors de l'Église point de salut n ou bien anathema sit et certaines de ses manifestations historiques comme l'Inquisition, etc. lui apparaissaient comme des formes, supérieures sans doute, mais encore infiniment redoutables de l'idolâtrie sociale. Elle ne cessa pourtant jamais de croire à la présence et à l'inspiration divines dans l'Église. u Heureusement que les portes de l'enfer ne prévaudront pas, écrivait-elle dans les derniers temps de sa vie ; il reste un noyau incorruptible de vérité. » 
*** 
Telle est, dans ses grandes lignes la pensée de Simone Weil. Le schématisme de cet exposé laisse nécessairement dans l'ombre mille nuances qui précisent, renforcent et équilibrent sa doctrine. Mais une introduction, comme son nom l'indique, ne peut pas être autre chose qu'une invitation à franchir un seuil. 
Dirai-je que mon amitié et ma vénération pour Simone Weil, la douleur de l'avoir perdue et la joie de la retrouver chaque jour par delà la mort, le fait de me nourrir sans cesse de sa pensée et surtout cette insurmontable pudeur dont s'accompagne toute intimité authentique me rendent presque impossible l'effort d'objectivation nécessaire pour entreprendre une analyse critique de son oeuvre? 
Je suis catholique ; Simone Weil ne l'était pas. Je n'ai jamais douté une seconde qu'elle ne fût infiniment plus avancée que moi dans la connaissance expérimentale des vérités surnaturelles, mais, extérieurement, elle resta toujours sur les confins de l'Église et ne reçut jamais le baptême. Une des dernières lettres qu'elle m'adressa marque très bien son attitude vis-à-vis du catholicisme : u En ce moment,e serais plutôt disposée à mourir pour l'Église, si elle a besoin un jour prochain qu'on meur pour elle, qu'à y entrer. Mourir n'engage à rien, si l'on peut dire ; cela n'enferme pas de mensonge... Maintenant, j'ai l'impression que je mens quoi que je fasse, soit en me tenant hors de l'Église, soit en y entrant. La question est de savoir où est le mensonge moindre... u Que Simone Weil ait été une amante héroïque de Jésus-Christ, ma conviction n'a jamais varié sur ce point ; il n'en reste pas moins que sa doctrine, bien qu'elle se situe très souvent dans l'axe des grandes vérités chrétiennes, n'a rien de spécifiquement catholique et qu'elle n'accepta jamais le magistère universel de l'Église. Or, un catholique, ayant à juger la pensée d'un non catholique, échappe difficilement à deux excès opposés. Le premier consiste à confronter la pensée en question avec les principes de la théologie spéculative et à condamner sans pitié tout ce qui, vu du dehors, n'apparaît- pas strictement orthodoxe. Cette méthode a les avantages des garde-fous qui sont toujours nécessaires sur les ponts qui mènent à Dieu, mais, employée sans compréhension et sans amour, elle risque de dégénérer en une application abusive du précepte évangélique : si ton oeil te scandalise... Pour moi, n'étant ni théologien ni spécialement chargé de défendre le dépôt de la foi chrétienne, je ne me sens nullement qualifié pour une telle entreprise. Je ne voudrais surtout pas m'ériger en théologien de cabinet qui, armé d'une sorte de Baedeker du divin, se permettrait de statuer sans appel sur le rapport, même incomplet, d'un voyageur héroïque... Le second danger consiste à vouloir infléchir coûte que coûte la pensée qu'on étudie dans 
le sens de la vérité catholique. C'est là un abus manifeste du compelle intrare. Nous pensons que tout 
ce qu'il y a de vrai et de pur dans une vie ou une oeuvre humaines trouve naturellement sa place dans la synthèse catholique, sans qu'on le pousse ou le torde pour l'y faire entrer. Nous n'avons pas besoin de tout tirer à nous à la manière d'un avare qui cherche à augmenter son trésor, car tout est à nous qui sommes au Christ... 
Ce n'est pas à moi de décider dans quelle mesure la pensée de Simone Weil est ou n'est pas orthodoxe. Je me bornerai à montrer - sans que mon témoignage 
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engage autre chose que moi-même — dans quel sens une âme chrétienne peut interpréter cette pensée afin d'y trouver un aliment pour sa vie spirituelle. 
Je me garderai surtout de faire à Simone Weil une querelle de mots. Son vocabulaire est celui des mystiques, et non des théologiens spéculatifs : il ne vise pas à exprimer l'ordre éternel des essences, mais le cheminement concret d'une âme en quête de Dieu. Tous les auteurs spirituels en sont là. Quand le Christ dit à sainte Catherine de Sienne, dans le Dialogue : 
Je suis celui qui est, tu es celle qui n'est pas, » cette formule qui réduit la créature au néant pur n'est pas recevable sur le plan de la connaissance ontologique. Il en va de même pour les expressions employées par tant de mystiques qui parlent de la pauvreté de Dieu, de sa dépendance à l'égard de . la créature, etc. : elles sont vraies dans l'ordre de l'amour et fausses dans l'ordre de l'être. Jacques Maritain a montré le premier, avec une parfaite rigueur métaphysique, que ces deux vocabulaires ne se contredisent pas, car l'un se réfère à la connaissance spéculative et l'autre à la connaissance pratique et affective. 
Deux choses, dans l'oeuvre de Simone Weil, ont surtout choqué les rares amis à qui nous avons communiqué ses manuscrits. D'abord la rupture absolue qu'elle semble établir entre le monde créé et un Dieu transcendant qui s'est lié les mains devant le mal et qui abandonne l'univers aux jeux du hasard et de l'absurde : cette coupure risque d'avoir pour conséquences l'élimination de la Providence dans l'histoire et de la notion de progrès, et par suite la méconnaissance des valeurs et des devoirs d'ici-bas. En second lieu, la phobie du social, qui tend à isoler l'individu dans une suffisance orgueilleuse. 
Nous répéterons que Simone Weil parle en mystique et non en métaphysicienne. Nous avouerons même volontiers que la pente de son génie, qui la porte sans cesse à mettre en relief l'irréductibilité du fait surnaturel, la conduit souvent à négliger les points d'attache et les éléments de transition entre la nature et la grâce. Qu'elle ait méconnu certains 
aspects de la piété chrétienne, rien n'est plus certain. Mais cela n'autorise pas à affirmer que l'aspect qu'elle décrit ne soit pas chrétien. Aucune expérience humaine — celle du Christ mise à part — n'a jamais embrassé dans sa totalité la vérité surnaturelle. Saint Jean de la Croix, par exemple, ne met pas l'accent sur les mêmes réalités divines que saint Bonaventure. Il y a plusieurs écoles de spiritualité, et l'on peut dite des mystiques, en remplaçant le mot monde par le mot Dieu, ce que le poète disait des hommes en général : 

Dass jeder sieht die Welt in seinem Sinn 
Und leder siehet recht, so viel ist Sinn darin! 

Si, comme le dit l'Évangile, il y a plusieurs demeures dans le ciel, il y a également plusieurs chemins qui mènent au ciel. 
Simone Weil choisit la voie négative : « Il est des gens pour qui tout ce qui, ici-bas, rapproche de Dieu est salutaire ; pour moi, c'est tout ce qui en éloigne. » Cette voie royale du salut qui consiste à trouver et A aimer Dieu dans ce qui est absolument autre que Dieu (la nécessité aveugle, le néant, le mal...) ne res-setnble-t-elle pas étrangement à cette montée aride du Carmel où l'homme n'a pour guide qu'un seul mot : rien? Et saint Jean de la Croix parle-t-il en termes moins absolus du néant des choses créées et de l'amour qui nous y attacie? « Tout l'être des créatures, comparé à l'être inf Lui de Dieu, est néant, et ainsi l'âme captive du créé est néant. Toute la beauté des créatures est sous eraine laideur devant la beauté infinie de Dieu. Toute la grâce, tout le charme des créatures est matière insipide et répugnante en face de la beauté divine. Tout ce que les créatures renferment de bonté n'est que suprême malice en présence de la bonté divine. Dieu seul est bon... » 
Au reste, la « théologie » de Simone Weil, si elle repousse la notion d'un « Dieu des bonnes gens » qui gouvernerait le monde à la manière d'un père de famille ou d'un souverain temporel, n'exclut nullement l'action de la Providence, au sens élevé du 
XXVIII LA PESANTEUR ET LA GRACE 
mot. Les notions de hasard, de destin et de Providence sont également vraies á des niveaux différents 
de l'être. Il n'est pas douteux que la matière et le 
mal exercent ici-bas « toute la causalité qui leur appartient » : le spectacle des innombrables horreurs 
de l'histoire prouve assez que le royaume de Dieu 
n'est pas ce monde (l'Écriture n'appelle-t-elle pas le démon princeps hujus mundi ?) . Dieu n'en reste 
pas moins mystérieusement présent dans la création : sa grâce, sans rien changer aux fatalités qui pèsent sur nous, se joue à travers les lois de la pesanteur comme le rayon de soleil dans les nuées. Ce Dieu « qui se tait dans son amour » n'est pas indifférent à la misère humaine, à la façon du Dieu d'Aris-tote ou de Spinoza. C'est par amour de sa créature qu'il s'efface en apparence de la création ; c'est pour l'amener à la pureté suprême qu'il la laisse traverser, seule et abandonnée, toute l'étendue de la souffrance et de la nuit. En se liant les mains devant le mal, en dépouillant tout ce qui ressemble à la puissance ou au prestige temporels, Dieu invite les hommes à n'aimer en lui que l'amour. « Il se donne aux hommes en tant que puissant ou en tant que parfait — à leur choix. » Or la perfection infinie est ici-bas faiblesse infinie : Dieu, en tant qu'amour, pend tout entier à la croix... 
Simone Weil ne méconnaît nullement la dignité et la nécessité des valeurs temporelles. Elle voit en elles des intermédiaires entre l'âme et Dieu, des metaxu. « Qu'est-ce qu'il est sacrilège de détruire? Non pas ce qui est bas, car cela n'a pas d'importance. Non pas ce qui est haut, car on ne peut pas y atteindre. Les metaxu. Les metaxu sont la région du bien et du mal... Il faut ne priver aucun être humain de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l'âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n'est pas possible. » Mais ces biens relatifs et mélangés ne peuvent être traités comme tels que par ceux qui, par amour de Dieu, ont traversé le dépouillement total ; tous les autres s'en font plus ou moins des idoles : a Seul celui qui aime Dieu d'un amour sur- 
INTRODUCTION	XXIX 
naturel peut regarder les moyens seulement comme des moyens. » 
Quoi qu'elle ait dit sur « le choix, notion de bas niveau » et sur l'inefficacité absolue de l'effort volontaire dans le domaine surnaturel, Simone Weil ne verse pas pour autant dans le quiétisme. Elle rappelle sans cesse au contraire que, sans un exercice assidu et strict des vertus naturelles, la vie mystique ne peut être qu'une illusion. La cause de la grâce réside hors de l'homme, mais sa condition est dans l'homme. La haine de Simone Weil pour l'illusion, surtout quand elle revêt la forme de la piété sensible et d'une espèce de « Schwärmerei » 'religieuse, fait contrepoids à tout ce qui, dans une spiritualité aussi épurée, pourrait flatter l'imagination ou l'orgueil. Elle aimait à répéter, après saint Jean de la Croix, que l'inspiration qui détourne de l'accomplissement des obligations faciles et basses ne vient pas de Dieu. « Le devoir nous est donné pour tuer le moi... On n'arrive à la prière véritable qu'après avoir usé sa volonté propre contre l'observation des règles. » Toute exaltation religieuse non étayée par une fidélité rigoureuse au devoir quotidien lui était si suspecte que les rares négligences, dues en grande partie à sa fragile santé, qu'elle apportait à l'accomplissement de ce devoir la firent toujours douter amèrement de l'authenticité de sa vocation spirituelle. « Tous ces phénomènes mystiques, écrivait-elle à la fin de sa vie avec une humilité déchirante, sont absolument hors de ma compétence. je n'y connais rien. Ils sont réservés à des êtres qui possèdent, pour commencer, les vertus morales élémentaires. j'en parle au hasard. Et je ne suis même pas capable de me dire sincèrement que j'en parle au hasard. » 
Je mettrai d'autant plus de discrétion à ne pas m'attarder sur les conceptions politiques de Simone Weil que je les partage pleinement. Un autre que moi pourrait tirer d'émouvants effets du récit de cette vie où, sous l'influence de la réflexion et de la foi, un tempérament essentiellement révolutionnaire s'imprégna peu à peu du culte du passé et des traditions. Car Simone Weil ne cessa jamais d'être révo- 
XXX	LA PESANTEUR ET LA GRACE 
lutionnaire, mais elle le fut de plus en plus, non pas sous le signe d'un avenir chimérique qui détourne l'homme de ce qui est, mais au nom d'un invariant éternel qu'il faut rétablir saris cesse parce qu'il tend sans cesse à se dégrader dans le temps. Simone Weil ne croyait pas au perfectionnement indéfini de l'humanité : elle pensait même que le déroulement de l'histoire vérifiait la loi d'entropie plutôt que celle d'un progrès á la Condorcet. Je n'ai pas à la défendre sur ce point : je ne crois pas qu'il soit hérétique ' de penser, avec la grande tradition grecque, que « tout changement rie peut être que limité ou cyclique ». Quant à ses invectives contre la Bête sociale, si excessives qu'elles soient parfois dans leur forme, il suffit de les replacer dans leur contexte pour se convaincre qu'elles ne constituent, à aucun degré, une apologie de l'anarchie. « Le social, écrit-elle, est irréductiblement le domaine du prince de ce monde. On n'a pas d'autre devoir à l'égard du social que de tenter de limiter le réal... Une étiquette divine sur du social : mélange enivrant qui appelle toute licence — diable déguisé. 0 Mais elle ajoute aussitôt : « Et pourtant une cité? Mais cela n'est pas du social : c'est un milieu humain dont on n'a pas plus conscience que de l'air qu'on respire. Un contact avec la nature, le passé, la tradition. L'enracinement est autre chose que le social. » En d'autres termes, l'influence sociale est à. la fois une nourriture et un poison : une nourriture dans la mesure où elle fournit l'individu l'équipement inté- rieur nécessaire pour vivre en homme et rejoindre Dieu ; un poison dans la mesure où elle tend à lui ravir sa liberté et à se substituer en lui à Pieu. Les perpétuels empiétements du social sur le divin --- cette incessante dégradation des mystiques en poli- tique qui remplit l'histoire -- témoignent assez, et aujourd'hui plus que jamais, de la gravité de ce dernier danger. 
Mutatis mutandis, les mêmes remarques s'appliquent à l'Église. Il est évident qu'un esprit aussi affamé d'absolu que celui de Simone Weil manquait nécessairement un peu du sens de la relativité historique le nolite conformari huic saeculo était pour elle un 
INTRODUCTION	XXXI 
commandement sans réserve. Elle comprenait très mal que certaines concessions de l'Église aux nécessi-sités temporelles n'engagent en rien son âme éternelle : la béatification de Charlemagne lui apparaissait par exemple comme un compromis scandaleux avec l'idole sociale. Elle traite quelque part l'Eglise de « gros animal totalitaire ». Qu'est-ce que cela signifie? Le totalitarisme se caractérise à la fois par le refus du tout et par la prétention d'être tout. L'Église catholique, étant ici-bas la messagère du Tout, n'a donc pas besoin d'être totalitaire. Le reproche de Simone Weil, dans la mesure où il est fondé, ne peut donc atteindre que certains membres du corps de l'Église qui verrouillent arbitrairement les portes de l'amour et de la vérité et méconnaissent par là la vocation universelle du catholicisme. Il n'est pas question de reprendre ici — surtout à l'heure où tant de catholiques n'hésitent pas à fournir des fouets pour battre leur Mère -- les discussions suscitées naguère par la notion de « l'Église, corps de péché ». Constatons seulement que lorsque le Christ a dit que « les portes de l'enfer ne prévaudraient pas », il n'a pas promis que tout resterait éternellement pur dans l'Eglise, mais que le dépôt essentiel de la foi serait sauvé à travers tout, L'Église a ses racines en Dieu : cela n'exclut pas que l'arbre comporte des branches sèches ou vermoulues. Avoir la foi, c'est croire que la sève divine ne lui manquera jamais. La conservation de ce « noyau incorruptible de vérité », suivant l'expression même de Simone Weil, ,à travers toutes les impuretés mêlées au corps de l'Eglise constitue d'ailleurs une des preuves les plus fermes de la divinité du catholicisme. L'Église ne pourrait devenir un « gros animal totalitaire que dans la mesure où son corps humain se séparerait totalement de son âme divine. Hypothèse impossible, car les portes de l'enfer ne prévaudront pas... Aujourd'hui, elle apparaît comme le dernier refuge de l'universel en face des totalitarismes déchaînés. 
L'expulsion de l'idole sociale n'entraîne donc pas, chez Simone Weil, l'individualisme religieux. « Le moi et le social sont les deux grandes idoles. » La grâce 
XXXII	LA PESANTEUR ET LA GRACE 
nous délivre de l'une et de l'autre. C'est sans doute ce qu'essayait d'exprimer dans son langage Célestin Bougie lorsqu'il voyait dans Simone Weil encore étudiante « un mélange d'anarchiste et de calotine.... ». 
*** 
Simone Weil ne peut être comprise qu'au niveau où elle a parlé. Son oeuvre s'adresse, sinon à des âmes aussi dépouillées que la sienne, du moins à celles qui conservent au fond d'elles-mêmes une aspiration vers ce bien pur auquel elle dévoua sa vie et sa mort. Les dangers d'une telle spiritualité ne m'échappent pas : les pires vertiges émanent des plus hautes cimes. Mais, si la lumière peut brûler, ce n'est pas une raison suffisante pour la laisser sous le boisseau. 
Il ne s'agit pas ici de philosophie, mais de vie. Loin de prétendre construire un système personnel, Simone Weil a désiré de toutes ses forces être absente de son oeuvre. Son unique voeu était de ne plus faire écran entre Dieu et les hommes — de disparaître « afin que le Créateur et la créature pussent échanger leurs secrets ». Elle faisait fi de son génie, sachant trop bien que la vraie grandeur consiste à n'être plus rien. « Qu'importe ce qu'il y a en moi d'énergie, de dons? J'en ai toujours assez pour disparaître... » Elle fut exaucée : certains textes atteignent à cette résonance impersonnelle qui est le signe de l'inspiration suprême : « Impossible de pardonner à celui qui nous fait du mal, si ce mal nous abaisse. Il faut penser qu'il ne nous abaisse pas, mais révèle notre vrai niveau. » Ou encore : « Si quelqu'un me fait du mal, désirer que ce mal ne me dégrade pas, par amour pour celui qui me l'inflige, afin qu'il n'ait pas vraiment fait du mal. » Plutôt que dans le côté systématique de son oeuvre, c'est dans de tels cris d'humilité et d'amour que Simone Weil apparaît comme une pure messagère. Je n'ai jamais cessé de croire en elle. En publiant ces pages, j'étends cette confiance à toutes les âmes qui viendront à elle. 
INTRODUCTION	XXXIII 
Tous les textes contenus dans ce volume ont été tirés des manuscrits que Simone Weil nous a confiés personnellement. Ils sont donc antérieurs à mai 1942. Des travaux plus récents, que ses parents nous ont obligeamment communiqués, n'ont pu trouver place ici. Nous avons choisi nous-même les textes dans les cahiers où ils se trouvaient mêlés à d'innombrables citations et à des travaux philologiques et scientifiques. Nous avons hésité entre deux formes de présentation : donner les pensées de Simone Weil les unes à la suite des autres dans l'ordre de leur composition, ou bien opérer un classement. La seconde formule nous a paru préférable. Nous tenons à exprimer ici notre gratitude à tous ceux qui nous ont aidé et encouragé dans notre travail : le R. P. Perrin, Lanza del Vasto, M. et Mlle Honnorat (qui furent les amis personnels de Simone Weil), Gabriel Marcel et Jean de Fabrègues. Pour l'établissement et la transcription des textes, M. V.-H. Debidour qui a bien voulu nous aider à traduire les citations grecques incorporées dans les aphorismes et notre dévouée collaboratrice, Mlle Odile Keller nous ont été d'un secours infiniment précieux. 
Gustave THIBON 
Février 1947. 

L'expérience de Dieu

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Amour de l’ordre du monde

L'amour de l'ordre du monde, de la beauté du monde, est ainsi le complément de l'amour du prochain. 
Il procède du même renoncement, image du renoncement créateur de Dieu. Dieu fait exister cet univers en consentant à ne pas y commander, bien qu'il en ait le pouvoir, mais à laisser régner à sa place, d'une part la nécessité mécanique attachée à la matière, y compris la matière psychique de l'âme, d'autre part l'autonomie essentielle aux personnes pensantes. 
Par l'amour du prochain nous imitons l'amour divin qui nous a créés nous-mêmes ainsi que tous nos semblables. Par l'amour de l'ordre du monde nous imitons l'amour divin qui a créé cet univers dont nous faisons partie. L'homme n'a pas à renoncer à commander à la matière et aux âmes, puisqu'il n'en possède pas le pouvoir. Mais Dieu lui a conféré une image imaginaire de ce pouvoir, une divinité imaginaire, afin qu'il puisse lui aussi, bien qu'étant une créature, se vider de sa divinité. 
Comme Dieu, étant hors de l'univers, en est en même temps le centre, de même chaque homme a une situation imaginaire au centre du monde. L'illusion de la perspective le situe au centre de l'espace; une illusion pareille fausse en lui le sens du temps ; et encore une autre illusion pareille dispose autour de lui toute la hiérarchie des valeurs. Cette illusion s'étend même au sentiment de l'existence, à cause de la liaison intime, en nous, du sentiment de la valeur et du sentiment de l'être; l'être nous parait de moins en moins dense a mesure qu'il est plus loin de nous. 
Nous abaissons à son rang, au rang de l'imagination trompeuse, la forme spatiale de cette illusion. Nous y sommes obligés ; autrement nous ne percevrions pas un seul objet, nous ne nous dirigerions même pas assez pour savoir faire un seul pas d'une manière consciente. Dieu nous procure ainsi le modèle de l'opération qui doit transformer toute notre âme. Comme nous apprenons tout enfant à abaisser, à réprimer cette illusion dans le sentiment de l'espace, nous devons en faire autant à l'égard du sentiment du temps, de la valeur, de l'être. Autrement nous sommes incapables, sous tous les aspects autres que celui de l'espace, de discerner un seul objet, de diriger un seul pas. 
Nous sommes dans l'irréalité, dans le rêve. Renoncer à notre situation centrale imaginaire, y renoncer non seulement par l'intelligence, mais aussi 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
dans la partie imaginative de l'âme, c'est s'éveiller au réel, à l'éternel, voir la vraie lumière, entendre le vrai silence. Une transformation s'opère alors à la racine même de la sensibilité, dans la manière immédiate de recevoir les impressions sensibles et les impressions psychologiques. Une transformation analogue à celle qui se produit quand le soir, sur une route, à l'endroit où nous avions cru apercevoir un homme accroupi, nous discernons soudain un arbre; ou quand, ayant cru entendre un chuchotement, nous discernons un froissement de feuilles. On voit les mêmes couleurs, on entend les mêmes sons, mais non pas de la même manière. 
Se vider de sa fausse divinité, se nier soi-même, renoncer à être en imagination le centre du monde, discerner tous les points du monde comme étant des centres au même titre et le véritable centre comme étant hors du monde, c'est consentir au règne de la nécessité mécanique dans la matière et du libre choix au centre de chaque âme. Ce consentement est amour. La face de cet amour tournée vers les personnes pensantes est charité du prochain; la face tournée vers la matière est amour de l'ordre du monde, ou, ce qui est la même chose, amour de la beauté du monde. 
Dans l'Antiquité, l'amour de la beauté du monde tenait une très grande place dans les pensées et enveloppait la vie tout entière d'une merveilleuse poésie. lien fut ainsi dans tous les peuples, en Chine, en Inde, en Grèce. Le stoïcisme grec, qui fut quelque chose de merveilleux et dont le christianisme primitif était infiniment proche, surtout la pensée de saint Jean, était à peu près exclusivement amour de la beauté du monde. Quant à Israël, certains endroits de l'Ancien Testament, dans les Psaumes, du livre de Job, dans Isaïe, dans les livres sapientiaux, enferment une expression incomparable de la beauté du monde. 
L'exemple de saint François montre quelle place la beauté du monde peut tenir dans une pensée chrétienne. Non seulement son poème est de la poésie parfaite, mais toute sa vie fut de la poésie parfaite en action. Par exemple son choix des sites pour les retraites solitaires ou pour la fondation des couvents était par lui-même la plus belle poésie en acte. Le vagabondage, la pauvreté étaient poésie chez lui ; il se mit nu pour être en contact immédiat avec la beauté du monde. 
Chez saint Jean de la Croix on trouve aussi quelques beaux vers sur la beauté du monde. Mais d'une manière générale, en faisant les réserves convenables pour les trésors inconnus ou peu connus ou peut-être enfouis parmi les choses oubliées du Moyen Âge, on peut dire que la beauté du monde est presque absente de la tradition chrétienne. Cela est étrange. La cause en est difficile à comprendre. C'est une lacune terrible. Comment le christianisme aurait-il droit de se dire catholique, si l'univers lui-même en est absent? 
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FORMES DE L'AMOUR IMPLICITE DE DIEU 
Il est vrai qu'il est peu question de la beauté du monde dans l'Évangile. Mais dans ce texte si court qui, comme le dit saint Jean, est très loin de renfermer tous les enseignements du Christ, les disciples ont sans doute jugé inutile de mettre ce qui concernait un sentiment tellement répandu partout 
Cependant il en est question deux fois. Une fois, le Christ prescrit de contempler et d'imiter les lis et les oiseaux pour leur indifférence à l'avenir, pour leur docilité au destin; une autre fois, de contempler et d'imiter la distribution indiscriminée de la pluie et de la lumière du soleil. 
La Renaissance a cru renouer les liens spirituels avec l'Antiquité par-dessus le christianisme, mais elle n'a guère pris à l'Antiquité que les produits seconds de son inspiration, l'art, la science et la curiosité à l'égard des choses humaines ; elle en a à peine effleuré l'inspiration centrale. Elle n'a pas retrouvé le contact avec la beauté du monde. 
Aux ne et xlie siècles il y avait eu le début d'une Renaissance qui aurait été la vraie si elle avait pu porter des fruits; elle commençait à germer notamment dans le Languedoc. Certains vers des troubadours sur le printemps font penser qu'en ce cas l'inspiration chrétienne et l'amour de la beauté du monde n'auraient peut-être pas été séparés. D'ailleurs, l'esprit occitanien mit sa marque en Italie et n'a peut-être pas été étranger à l'inspiration franciscaine. Mais, soit coïncidence, soit plus probablement liaison de cause à effet, ces germes ne survécurent nulle part à la guerre des Albigeois, sinon à l'état de vestiges. 
Aujourd'hui, on pourrait croire que la race blanche a presque perdu la sensibilité à la beauté du monde, et qu'elle a pris à tâche de la faire disparaître dans tous les continents où elle a porté ses armes, son commerce et sa religion. Comme disait le Christ aux pharisiens : «Malheur à vous ! vous avez enlevé la clef de la connaissance; vous n'entrez pas et vous ne laissez pas entrer les autres.» 
Et pourtant à notre époque, dans les pays de race blanche, la beauté du monde est presque la seule voie par laquelle on puisse laisser pénétrer Dieu. Car nous sommes encore bien plus éloignés des deux autres. L'amour et le respect véritables des pratiques religieuses sont rares chez ceux mêmes qui- y sont assidus, et ne se trouvent presque jamais chez les autres. La plupart n'en conçoivent même pas la possibilité. En ce qui concerne l'usage surnaturel du malheur, la compassion et la gratitude sont non seulement choses rares, mais devenues aujourd'hui pour presque tous presque inintelligibles. L'idée même en a presque disparu; la signification même des mots est devenue basse. 
Au lieu que le sentiment du beau, quoique mutilé, déformé et souillé, demeure irréductiblement dans le coeur de l'homme comme un puissant mobile. Il est présent dans toutes les préoccupations de la vie profane. S'il 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
était rendu authentique et pur, il transporterait d'un bloc toute la vie profane aux pieds de Dieu, il rendrait possible l'incarnation totale de la foi. D'ailleurs d'une manière générale la beauté du monde est la voie la plus commune, la plus facile et la plus naturelle. 
Comme Dieu se précipite en toute âme dès qu'elle est entrouverte pour aimer et servir à travers elle les malheureux, de même aussi il s'y précipite pour aimer et admirer à travers elle la beauté sensible de sa propre création. 
Mais le contraire est encore plus vrai. L'inclination naturelle de l'âme à aimer la beauté est le piège le plus fréquent dont se sert Dieu pour l'ouvrir au souffle d'en haut. 
C'est le piège où fut prise Coré. Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu'elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n'était plus vierge; elle était l'épouse de Dieu. 
La beauté du monde est l'orifice du labyrinthe. L'imprudent qui, étant entré, fait quelques pas, est après quelque temps hors d'état de retrouver l'orifice. Épuisé, sans rien à manger ni à boire, dans les ténèbres, séparé de ses proches, de tout ce qu'il aime, de tout ce qu'il connaît, il marche sans rien savoir, sans espérance, incapable même de se rendre compte s'il marche vraiment ou s'il tourne sur place. Mais ce malheur n'est rien auprès du danger qui le menace. Car s'il ne perd pas courage, s'il continue à marcher, il est tout à fait sûr qu'il arrivera finalement au centre du labyrinthe. Et là, Dieu l'attend pour le manger. Plus tard il ressortira, mais changé, devenu autre, ayant été mangé et digéré par Dieu. II se tiendra alors auprès de l'orifice pour y pousser doucement ceux qui s'approchent La beauté du monde n'est pas un attribut de la matière en elle-même. C'est un rapport du monde à notre sensibilité, cette sensibilité qui tient à la structure de notre corps et de notre âme. Le Micromégas de Voltaire, un infusoire pensant n'auraient aucun accès à la beauté dont nous nous nourrissons dans l'univers. Au cas où de tels êtres existeraient, il faut avoir foi que le monde serait beau aussi pour eux; mais ce serait une autre beauté. De toutes manières il faut avoir foi que l'univers est beau à toutes les échelles; et plus généralement qu'il a la plénitude de la beauté par rapport à la structure corporelle et psychique de chacun des êtres pensants qui existent en fait et de tous les êtres pensants possibles. C'est même cette concordance d'une infinité de beautés parfaites qui fait le caractère transcendant de la beauté du monde. Néanmoins ce que nous éprouvons de cette beauté a été destiné à notre sensibilité humaine. 
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FORMES DE L'AMOUR IMPLICITE DE DIEU 
La beauté du monde est la coopération de la Sagesse divine à la création. «Zeus a achevé toutes choses, dit un vers orphique, et Bacchus les a parachevées.» Le parachèvement, c'est la création de la beauté. Dieu a créé l'univers, et son Fils, notre frère premier-né, en a créé la beauté pour nous. La beauté du monde, c'est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière. Il est réellement présent dans la beauté universelle. L'amour de cette beauté procède de Dieu descendu dans notre âme et va vers Dieu présent dans l'univers. C'est aussi quelque chose comme un sacrement. 
Il n'en est ainsi que de la beauté universelle. Mais, excepté Dieu, seul l'univers tout entier peut avec une entière propriété de termes être nommé beau. Tout ce qui est dans l'univers et moindre que l'univers peut être nommé beau seulement en étendant ce mot au-delà de sa signification rigoureuse, aux choses qui ont indirectement part à la beauté, qui en sont des imitations. 
Toutes ces beautés secondaires sont d'un prix infini comme ouvertures sur la beauté universelle. Mais si on s'arrête à elles, elles sont au contraire des voiles ; elles sont alors corruptrices. Toutes enferment plus ou moins cette tentation, mais à des degrés très divers. 
Il y a aussi quantité de facteurs de séduction qui sont tout à fait étrangers à la beauté, mais à cause desquels, par manque de discernement, on nomme belles les choses où ils résident. Car ils attirent l'amour par fraude, et tous les hommes nomment beau tout ce qu'ils aiment. Tous les hommes, même les plus ignorants, même les plus vils, savent que la beauté seule a droit à notre amour. Les plus authentiquement grands le savent aussi. Aucun homme n'est au-dessous ni au-dessus de la beauté. Les mots qui expriment la beauté viennent aux lèvres de tous dès qu'ils veulent louer ce qu'ils aiment. Ils savent seulement plus ou moins bien la discerner. 
La beauté est la seule finalité ici-bas. Comme Kant a très bien dit, c'est une finalité qui ne contient aucune fin. Une chose belle ne contient aucun bien, sinon elle-même, dans sa totalité, telle qu'elle nous apparaît. Nous allons vers elle sans savoir quoi lui demander. Elle nous offre sa propre existence. Nous ne désirons pas autre chose, nous possédons cela, et pourtant nous désirons encore. Nous ignorons tout à fait quoi. Nous voudrions aller derrière la beauté, mais elle n'est que surface. Elle est comme un miroir qui nous renvoie notre propre désir du bien. Elle est un sphinx, une énigme, un mystère douloureusement irritant Nous voudrions nous en nourrir, mais elle n'est qu'objet de regard, elle n'apparaît qu'à une certaine distance. La grande douleur de la vie humaine, c'est que regarder et manger soient deux opérations différentes. De l'autre côté du ciel seulement, dans le pays habité par Dieu, c'est une seule et même opération. Déjà les enfants, quand ils 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU	FORMES DE L'AMOUR IMPLICITE DE DIEU		 
regardent longtemps un gâteau et le prennent presque à regret pour le manger, sans pouvoir pourtant s'en empêcher, éprouvent cette douleur. Peut-être les vices, les dépravations et les crimes sont-ils presque toujours ou même toujours dans leur essence des tentatives pour manger la beauté, manger ce qu'il faut seulement regarder. Ève avait commencé. Si elle a perdu l'humanité en mangeant un fruit, l'attitude inverse, regarder un fruit sans le manger, doit être ce qui sauve. «Deux compagnons ailés, dit une Upanishad, deux oiseaux sont sur une branche d'arbre. L'un mange les fruits, l'autre les regarde.» Ces deux oiseaux sont les deux parties de notre âme.	' 
C'est parce que la beauté ne contient aucune fin qu'elle constitue ici-bas l'unique finalité. Car ici-bas il n'y a pas du tout de fins. Toutes ces choses que nous prenons pour des fins sont des moyens. C'est là une vérité évidente. L'argent est un moyen d'acheter, le pouvoir est un moyen de commander. Il en est ainsi, plus ou moins visiblement, de tout ce que nous nommons des biens. 
La beauté seule n'est pas un moyen pour autre chose. Seule elle est bonne en elle-même, mais sans que nous trouvions en elle aucun bien. Elle semble être elle-même une promesse et non un bien. Mais elle ne donne qu'elle-même, elle ne donne jamais autre chose. 
Néanmoins, comme elle est l'unique finalité, elle est présente dans toutes les poursuites humaines. Bien que toutes pourchassent seulement des moyens, car tout ce qui existe ici-bas est seulement moyen, la beauté leur donne un éclat qui les colore de finalité. Autrement il ne pourrait pas y avoir désir, ni par conséquent énergie dans la poursuite. 
Pour l'avare du genre Harpagon, toute la beauté du monde est enfermée dans l'or. Et réellement l'or, matière pure et brillante, a quelque chose de beau. La disparition de l'or comme monnaie semble avoir fait disparaltre aussi ce genre d'avarice. Aujourd'hui, ceux qui amassent sans dépenser cherchent du pouvoir. 
La plupart de ceux qui recherchent la richesse y joignent la pensée du luxe. Le luxe est la finalité de la richesse. Et le luxe est la beauté elle-même pour toute une espèce d'hommes. Il constitue l'entourage dans lequel seulement ils peuvent sentir vaguement que l'univers est beau; de même que saint François, pour sentir que l'univers est beau, avait besoin d'être vagabond et mendiant. L'un et l'autre moyen serait également légitime si dans l'un et l'autre cas la beauté du monde était éprouvée d'une manière aussi directe, aussi pure, aussi pleine; mais heureusement Dieu a voulu qu'il n'en fût pas ainsi. La pauvreté a un privilège. C'est là une disposition providentielle sans laquelle l'amour de la beauté du monde serait facilement en contradiction avec l'amour du prochain. Néanmoins l'horreur de la pauvreté - et toute diminution de richesse peut être ressentie comme pauvreté ou même 
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le non-accroissement - est essentiellement l'horreur de la laideur. L'âme que les circonstances empêchent de rien sentir, même confusément, même à travers le mensonge, de la beauté du monde, est envahie jusqu'au centre par une espèce d'horreur. 
L'amour du pouvoir revient au désir d'établir un ordre parmi les hommes et les choses autour de soi, dans un ordre grand ou petit, et cet ordre est désirable par l'effet du sentiment du beau. Dans ce cas comme dans celui du luxe, il s'agit d'imprimer à un certain milieu fini, mais que souvent on désire continuellement accrottre, un arrangement qui donne l'impression de la beauté universelle. L'insatisfaction, le désir d'accroissement, a précisément pour cause qu'on désire le contact de la beauté universelle, alors que le milieu qu'on organise n'est pas l'univers. Il n'est pas l'univers et il le cache. L'univers tout autour est comme un décor de théâtre. 
Valéry, dans le poème intitulé Sémiramis, fait très bien sentir le lien entre l'exercice de la tyrannie et l'amour du beau. Louis XIV, en dehors de la guerre, instrument d'accroissement du pouvoir, ne s'intéressait qu'aux fêtes et à l'architecture. La guerre elle-même d'ailleurs, surtout telle qu'elle était autrefois, touche d'une manière vive et poignante la sensibilité au beau. 
L'art est une tentative pour transporter dans une quantité finie de matière modelée par l'homme une image de la beauté infinie de l'univers entier. Si la tentative est réussie, cette portion de matière ne doit pas cacher l'univers, mais au contraire en révéler la réalité tout autour. 
Les oeuvres d'art qui ne sont pas des reflets justes et purs de la beauté du monde, des ouvertures directes pratiquées sur elle, ne sont pas à proprement parler belles; elles ne sont pas de premier ordre; leurs auteurs peuvent avoir beaucoup de talent, mais non pas authentiquement du génie. C'est le cas de beaucoup d'oeuvres d'art parmi les plus célèbres et les plus vantées. Tout véritable artiste a eu un contact réel, direct, immédiat avec la beauté du monde, ce contact qui est quelque chose comme un sacrement. Dieu a inspiré toute oeuvre d'art de premier ordre, le sujet en fût-il mille fois profane; il n'a inspiré aucune des autres. En revanche, parmi les autres, l'éclat de la beauté qui recouvre certaines pourrait bien être un éclat diabolique. 
La science a pour objet l'étude et la reconstruction théorique de l'ordre du monde. L'ordre du monde par rapport à la structure mentale, psychique et corporelle de l'homme; contrairement aux illusions naïves de certains savants, ni l'emploi des télescopes et des microscopes, ni l'usage des formules algébriques les plus singulières, ni même le mépris du principe de non-contradiction ne permettent de sortir des limites de cette structure. Ce n'est d'ailleurs pas désirable. L'objet de la science, c'est la présence dans l'univers de la Sagesse dont nous sommes les frères, la présence du Christ au travers de la matière qui constitue le monde. 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
Nous reconstruisons nous-mêmes l'ordre du monde en image, à partir de données limitées, dénombrables, rigoureusement définies. Entre ces termes abstraits et par là maniables pour nous, nous nouons nous-mêmes des liens en concevant des rapports. Nous pouvons ainsi contempler dans une image, image dont l'existence même est suspendue à l'acte de notre attention, la nécessité qui est la substance même de l'univers, mais qui comme telle ne se manifeste à nous que par des coups. 
On ne contemple pas sans quelque amour. La contemplation de cette image de l'ordre du monde constitue un certain contact avec la beauté du monde. La beauté du monde, c'est l'ordre du monde aimé. 
Le travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du monde, et même, dans les meilleurs moments, un contact d'une plénitude telle que nul équivalent ne peut s'en trouver ailleurs. L'artiste, le savant, le penseur, le contemplatif doivent admirer réellement l'univers, percer cette pellicule d'irréalité qui le voile et en fait pour presque tous les hommes, à presque tous les moments de leur vie, un rêve ou un décor de théâtre. Ils le doivent, mais le plus souvent ne le peuvent pas. Celui qui a les membres rompus par l'effort d'une journée de travail, c'est-à-dire d'une journée où il a été soumis à la matière, porte dans sa chair comme une épine la réalité de l'univers. La difficulté pour lui est de regarder et d'aimer; s'il y arrive, il aime le réel. 
C'est l'immense privilège que Dieu a réservé à ses pauvres. Mais ils ne le savent presque jamais. On ne le leur dit pas. L'excès de fatigue, le souci harcelant de l'argent et le manque de vraie culture les empêchent de s'en apercevoir. Il suffirait de changer peu de chose à leur condition pour leur ouvrir l'accès d'un trésor. Il est déchirant de voir combien il serait facile aux hommes dans bien des cas de procurer à leurs semblables un trésor, et comment ils laissent passer les siècles sans en prendre la peine. 
À l'époque où il y avait une civilisation populaire dont nous collectionnons aujourd'hui les miettes comme pièces de musée sous le nom de folklore, le peuple avait sans doute accès à ce trésor. La mythologie aussi, qui est très proche parente du folklore, en est un témoignage, si on en déchiffre la poésie. L'amour charnel sous toutes ses formes, de la plus haute, véritable mariage ou amour platonique, jusqu'à la plus basse, jusqu'à la débauche, a pour objet la beauté du monde. L'amour qui s'adresse au spectacle des cieux, des plaines, de la mer, des montagnes, au silence de la nature rendu sensible par ses mille bruits légers, aux souffles des vents, à la chaleur du soleil, cet amour que tout être humain pressent tout au moins vaguement un moment, c'est un amour incomplet, douloureux, parce qu'il s'adresse à des choses incapables de répondre, à de la matière. Les hommes désirent reporter ce même amour sur un être qui soit leur semblable, capable de répondre à l'amour, de dire oui, de se livrer. Le sentiment de beauté par- 
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fois lié à l'aspect d'un être humain rend ce transfert possible tout au moins d'une manière illusoire. Mais c'est la beauté du monde, la beauté universelle vers laquelle se dirige le désir. 
Cette espèce de transfert est ce qu'exprime toute la littérature qui entoure l'amour, depuis les métaphores et les comparaisons les plus anciennes, les plus usées de la poésie jusqu'aux analyses subtiles de Proust. 
Le désir d'aimer dans un être humain la beauté du monde est essentiellement le désir de l'Incarnation. C'est par erreur qu'il croit être autre chose. L'Incarnation seule peut le satisfaire. Aussi est-ce bien à tort qu'on reproche parfois aux mystiques d'employer le langage amoureux. C'est eux qui en sont les légitimes propriétaires. Les autres n'ont droit qu'à l'emprunter. 
Si l'amour charnel à tous les niveaux va plus ou moins vers la beauté - et les exceptions ne sont peut-être qu'apparentes - c'est que la beauté dans un être humain fait de lui pour l'imagination quelque chose comme un équivalent de l'ordre du monde. 
C'est pour cela que les péchés dans ce domaine sont graves. Ils constituent une offense à Dieu du fait même que l'âme est inconsciemment en train de chercher Dieu. D'ailleurs, ils se ramènent tous à un seul qui consiste à vouloir plus ou moins se passer du consentement. Vouloir s'en passer tout à fait est parmi tous les crimes humains de beaucoup le plus affreux. Quoi de plus horrible que de ne pas respecter le consentement d'un être en qui on cherche, bien que sans le savoir, un équivalent de Dieu ? 
C'est un crime encore, quoique moins grave, de se contenter d'un consentement issu d'une région basse ou superficielle de l'âme. Qu'il y ait ou non union charnelle, l'échange d'amour est illégitime si de part et d'autre le consentement ne procède pas de ce point central de l'âme où le oui ne peut être qu'éternel. L'obligation du mariage, que l'on regarde aujourd'hui si souvent comme une simple convention sociale, est inscrite dans la nature même de la pensée humaine par l'affinité entre l'amour charnel et la beauté. Tout ce qui a quelque rapport à la beauté doit être soustrait au cours du temps. La beauté est l'éternité ici-bas. 
Il n'est pas étonnant que l'homme ait si souvent dans la tentation le sentiment d'un absolu qui le dépasse infiniment, auquel on ne peut résister. L'absolu est bien là. Mais on fait erreur en croyant qu'il réside dans le plaisir. 
L'erreur est l'effet de ce transfert d'imagination qui est le mécanisme capital de la pensée humaine. L'esclave dont parle Job, qui dans la mort cessera d'entendre la voix de son malte, croit que cette voix lui fait mal. Ce n'est que trop vrai. La voix ne lui fait que trop mal. Pourtant il fait erreur. La voix par elle-même n'est pas douloureuse. S'il n'était pas esclave elle ne lui causerait aucune peine. Mais parce qu'il est esclave, la douleur et la brutalité 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
des coups de fouet entrent avec la voix par l'ouïe jusqu'au fond de l'âme. 11 ne peut y faire obstacle. Le malheur a noué ce lien. 
De même l'homme qui croit être maîtrisé par le plaisir est maîtrisé en réalité par l'absolu qu'il y a logé. Cet absolu est au plaisir comme les coups de 
fouet à la voix du maître; mais la liaison n'est pas ici l'effet du malheur, elle est l'effet d'un crime initial, un crime d'idolâtrie. Saint Paul a marqué la parenté entre le vice et l'idolâtrie. 
Celui qui a logé l'absolu dans le plaisir ne peut pas ne pas en être maîtrisé. L'homme ne lutte pas contre l'absolu. Celui qui a su loger l'absolu hors du plaisir possède la perfection de la tempérance. 
Les différentes espèces de vices, l'usage de stupéfiants au sens littéral ou métaphorique du mot, tout cela constitue la recherche d'un état où la beauté du monde soit sensible. L'erreur consiste précisément dans la recherche d'un état spécial. La fausse mystique est aussi une forme de cette erreur. Si l'erreur est assez enfoncée dans l'âme, l'homme ne peut pas ne pas y succomber. 
D'une manière générale tous les goûts des hommes, depuis les plus coupables jusqu'aux plus innocents, depuis les plus communs jusqu'aux plus singuliers, ont rapport à un ensemble de circonstances, à un milieu où il leur semble avoir accès à la beauté du monde. Le privilège de tel ou tel ensemble de circonstances est dû au tempérament, aux traces de la vie passée, à des causes le plus souvent impossibles à connaître. 
Il n'y a qu'un cas, d'ailleurs fréquent, où l'attrait du plaisir sensible n'est pas celui du contact avec la beauté; c'est quand il procure au contraire un refuge contre elle. 
L'ame ne cherche que le contact avec la beauté du monde, ou, à un niveau plus élevé encore, avec Dieu; mais en même temps elle le fuit. Quand l'âme fuit quelque chose, elle fuit toujours, soit l'horreur de la laideur, soit le contact avec ce qui est vraiment pur. Car tout ce qui est médiocre fuit la lumière; et dans toutes les âmes, excepté celles qui sont proches de la perfection, il y a une grande partie médiocre. Cette partie est prise de panique toutes les fois qu'apparaît un peu de beau pur, de bien pur; elle se cache derrière la chair, elle la prend comme voile. Comme un peuple belliqueux a réellement besoin, pour réussir dans ses entreprises conquérantes, de recouvrir son agression d'un prétexte quelconque, la qualité du prétexte étant d'ailleurs tout à fait indifférente, de même la partie médiocre de l'âme a besoin d'un léger prétexte pour fuir la lumière. L'attrait du plaisir, la crainte de la douleur fournissent ce prétexte. Là encore, ce n'est pas le plaisir, c'est l'absolu qui maîtrise l'âme, mais comme objet de répulsion et non plus comme objet d'attirance. Très souvent aussi dans la recherche du plaisir charnel les deux mouvements se combinent, le mouvement de courir vers la beauté pure et le mouvement de fuir loin d'elle, dans un enchevêtrement indiscernable. 
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FORMES DE L'AMOUR IMPLICITE DE DIEU 
De toutes manières dans les occupations humaines quelles qu'elles soient, le souci de la beauté du monde, aperçue dans des images plus ou moins difformes ou souillées, n'est jamais absent. Par suite il n'y a pas dans la vie humaine de région qui soit le domaine de la nature. Le surnaturel est présent partout en secret; sous mille formes diverses, la grâce et le péché mortel sont partout. 
Entre Dieu et ces recherches partielles, inconscientes, parfois criminelles de la beauté, la seule médiation est la beauté du monde. Le christianisme ne s'incarnera pas tant qu'il ne se sera pas adjoint la pensée stoïcienne, la piété filiale pour la cité du monde, pour la patrie d'ici-bas qui est l'univers. Le jour où, par l'effet d'un malentendu aujourd'hui bien difficile à comprendre, le christianisme s'est séparé du stoïcisme, il s'est condamné à une existence abstraite et séparée. 
Les accomplissements même les plus élevés de la recherche de la beauté, par exemple dans l'art ou la science, ne sont pas réellement beaux. La seule beauté réelle, la seule beauté qui soit présence réelle de Dieu, c'est la beauté de l'univers. Rien de ce qui est plus petit que l'univers n'est beau. L'univers est beau comme serait belle une oeuvre d'art parfaite s'il pouvait y en avoir une qui méritât ce nom. Aussi ne contient-il rien qui puisse constituer une fin ou un bien. Il ne contient aucune finalité, hors la beauté universelle elle-même; c'est là la vérité essentielle à connaître concernant cet univers, qu'il est absolument vide de finalité. Aucun rapport de finalité n'y est applicable sinon par mensonge ou par erreur. 
Dans un poème si l'on demande pourquoi tel mot est à tel endroit, et s'il y a une réponse, ou bien le poème n'est pas de premier ordre, ou bien le lecteur n'a rien compris. Si on peut dire légitimement que le mot est là où il est pour exprimer telle idée, ou pour la liaison grammaticale, ou pour la rime, ou pour une allitération, ou pour remplir le vers, ou pour une certaine coloration, ou même pour plusieurs motifs de ce genre à la fois, il y a eu recherche de l'effet dans la composition du poème, il n'y a pas eu véritable inspiration. Pour un poème vraiment beau, la seule réponse, c'est que le mot est là parce qu'il convenait qu'il y fût. La preuve de cette convenance, c'est qu'il est là, et que le poème est beau. Le poème est beau, c'est-à-dire que le lecteur ne souhaite pas qu'il soit autre. 
C'est ainsi que l'art imite la beauté du monde. La convenance des choses, des êtres, des événements consiste seulement en ceci, qu'ils existent et que nous ne devons pas souhaiter qu'ils n'existent pas ou qu'ils aient été autres. Un tel souhait est une impiété à l'égard de notre patrie universelle, un manquement à l'amour stoïcien de l'univers. Nous sommes constitués d'une manière telle que cet amour est en fait possible; et c'est cette possibilité qui a pour nom la beauté du monde. 
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La question de Beaumarchais: «Pourquoi ces choses et non pas d'autres?» n'a jamais de réponse, parce que l'univers est vide de finalité. L'absence de 
finalité, c'est le règne de la nécessité. Les choses ont des causes et non des fins. Ceux qui croient discerner des desseins particuliers de la Providence ressemblent aux professeurs qui se livrent aux dépens d'un beau poème à ce qu'ils nomment l'explication du texte. 
L'équivalent dans l'art de ce règne de la nécessité, c'est la résistance de la matière et les règles arbitraires. La rime impose au poète dans le choix des mots une direction absolument sans rapport avec la suite des idées. Elle a dans la poésie une fonction peut-être analogue à celle du malheur dans la vie. Le malheur force à sentir avec toute l'âme l'absence de la finalité. 
Si l'orientation de l'âme est l'amour, plus on contemple la nécessité, plus on en serre contre soi, à même la chair, la dureté et le froid métalliques, plus on s'approche de la beauté du monde. C'est ce qu'éprouve Job. C'est parce qu'il fut si honnête dans sa souffrance, parce qu'il n'admit en lui-même aucune pensée susceptible d'en altérer la vérité, que Dieu descendit vers lui pour lui révéler la beauté du monde. 
C'est parce que l'absence de finalité, l'absence d'intention est l'essence de la beauté du monde que le Christ nous a prescrit de regarder comment la pluie et la lumière du soleil descendent sans discrimination sur les justes et les méchants. Cela rappelle le cri suprême de Prométhée: « Ciel par qui pour tous la commune lumière tourne.. Le Christ nous commande d'imiter cette beauté. Platon dans le ?torée nous conseille aussi de nous rendre à force de contemplation semblables à la beauté du monde, semblables à l'harmonie des mouvements circulaires qui font succéder et revenir les jours et les nuits, les mois, les saisons, les années. Dans ces mouvements circulaires aussi, dans leur combinaison, l'absence d'intention et de finalité est manifeste; et la beauté pure y resplendit. 
C'est parce qu'il peut être aimé par nous, c'est parce qu'il est beau que l'univers est une patrie. C'est notre unique patrie ici-bas. Cette pensée est l'essence de la sagesse des stoïciens. Nous avons une patrie céleste. Mais en un sens elle est trop difficile à aimer, parce que nous ne la connaissons pas; surtout, en un sens, elle est trop facile à aimer, parce que nous pouvons l'imaginer comme il nous plaît. Nous risquons d'aimer sous ce nom une fiction. Si l'amour de cette fiction est assez fort, il rend toute vertu facile, mais aussi de peu de valeur. Aimons la patrie d'ici-bas. Elle est réelle; elle résiste à l'amour. C'est elle que Dieu nous a donné à aimer. Il a voulu qu'il Mt difficile et cependant possible de l'aimer. 
Nous nous sentons ici-bas étrangers, déracinés, en exil. De même Ulysse, que des marins avaient transporté pendant son sommeil, s'éveillait dans un pays inconnu, et désirait Ithaque d'un désir qui lui déchirait l'âme. Soudain Athéna 
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lui dessilla les yeux, et il s'aperçut qu'il était dans Ithaque. De méme tout homme qui désire infatigablement sa patrie, qui n'est distrait de son désir ni par Calypso ni par les Sirènes, s'aperçoit soudain un jour qu'il est dans sa patrie. 
L'imitation de la beauté du monde, la réponse à l'absence de finalité, d'intention, de discrimination, c'est l'absence d'intention en nous, c'est la renonciation à la volonté propre. Être parfaitement obéissant, c'est être parfait comme notre Père céleste est parfait. 
Parmi les hommes, un esclave ne se rend pas semblable à son maître en lui obéissant. Au contraire, plus il est soumis, plus est grande la distance entre lui et celui qui commande. 
Il en est autrement de l'homme à Dieu. Une créature raisonnable devient autant qu'il lui appartient l'image parfaite du Tout-Puissant si elle est absolument obéissante. 
Ce qui en l'homme est l'image même de Dieu, c'est quelque chose qui en nous est attaché au fait d'être une personne, mais qui n'est pas ce fait lui-mème. C'est la faculté de renoncement à la personne. C'est l'obéissance. Toutes les fois qu'un homme s'élève à un degré d'excellence qui fait de lui par participation un être divin, il apparaît en lui quelque chose d'impersonnel, d'anonyme. Sa voix s'enveloppe de silence. Cela est manifeste dans les grañdes oeuvres de l'art et de la pensée, dans les grandes actions des saints et dans leurs paroles. 
Il est donc vrai en un sens qu'il faut concevoir Dieu comme impersonnel, en ce sens qu'il est le modèle divin d'une personne qui se dépasse elle-méme en se renonçant. Le concevoir comme une personne toute-puissante, ou bien, sous le nom du Christ, comme une personne humaine, c'est s'exclure du véritable amour de Dieu. C'est pourquoi il faut aimer la perfection du Père céleste dans la diffusion égale de la lumière du soleil. Le modèle divin, absolu, de ce renoncement en nous qui est l'obéissance, tel est le principe créateur et ordonnateur de l'univers, telle est la plénitude de l'être. 
C'est parce que le renoncement à être une personne fait de l'homme le reflet de Dieu qu'il est si affreux de réduire les hommes à l'état de matière inerte en les précipitant dans le malheur. Avec la qualité de personne humaine, on leur enlève la possibilité d'y renoncer, excepté ceux qui sont déjà suffisamment préparés. Comme Dieu a créé notre autonomie pour que nous ayons la possibilité d'y renoncer par amour, pour la même raison nous devons vouloir la conservation de l'autonomie chez nos semblables. Celui qui est parfaitement obéissant tient pour infiniment précieuse la faculté de libre choix dans les hommes. 
De même il n'y a pas contradiction entre l'amour de la beauté du monde et la compassion. Cet amour n'empêche pas de souffrir pour soi-même quand 
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on est malheureux. Il n'empêche pas non plus de souffrir parce que d'autres sont malheureux. Il est sur un autre plan que la souffrance. 
L'amour de la beauté du monde, tout en étant universel, entraîne comme amour secondaire et subordonné à lui-même l'amour de toutes les choses vraiment précieuses que la mauvaise fortune peut détruire. Les choses vraiment précieuses sont celles qui constituent des échelles vers la beauté du monde, des ouvertures sur elle. Celui qui est allé plus loin, jusqu'à la beauté du monde elle-même, ne leur porte pas un amour moindre, mais beaucoup plus grand qu'auparavant 
De ce nombre sont les accomplissements purs et authentiques de l'art et de la science. D'une manière beaucoup plus générale, c'est tout ce qui enveloppe de poésie la vie humaine à travers toutes les couches sociales. Tout être humain est enraciné ici-bas par une certaine poésie terrestre, reflet de la lumière céleste, qui est son lien plus ou moins vaguement senti avec sa patrie universelle. Le malheur est le déracinement. 
Les cités humaines principalement, chacune plus ou moins selon son degré de perfection, enveloppent de poésie la vie de leurs habitants. Elles sont des images et des reflets de la cité du monde. Au reste, plus elles ont la forme de nation, plus elles prétendent à être elles-mêmes des patries, plus elles sont des images difformes et souillées. Mais détruire des cités, soit matériellement, soit moralement, ou bien exclure des êtres humains de la cité en les précipitant parmi les déchets sociaux, c'est couper tout lien de poésie et d'amour entre des âmes humaines et l'univers. C'est les plonger de force dans l'horreur de la laideur. Il n'y a guère de crime plus grand. Nous avons tous par complicité part à une quantité presque innombrable de tels crimes. Nous devrions tous, si seulement nous pouvions comprendre, en pleurer des larmes de sang. 

Amour des pratiques religieuses

L'amour de la religion instituée, quoique le nom de Dieu y soit nécessairement présent, n'est pourtant pas par lui-même un amour explicite, mais implicite de Dieu. Car il n'enferme pas un contact direct, immédiat avec Dieu. Dieu est présent dans les pratiques religieuses, quand elles sont pures, de la même manière que dans le prochain et dans la beauté du monde; non pas davantage. 
La forme que prend dans l'âme l'amour de la religion diffère beaucoup selon les circonstances de la vie. Certaines circonstances empêchent que cet amour prenne même naissance ou bien le tuent avant qu'il ait pu prendre beaucoup de force. Certains hommes contractent malgré eux, 
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dans le malheur, la haine et le mépris de la religion, parce que la cruauté, l'orgueil ou la corruption de certains de ses ministres les ont fait souffrir. D'autres ont été élevés dès leur enfance dans un milieu imprégné de cet esprit. Il faut penser qu'en pareil cas, par la miséricorde de Dieu, l'amour du prochain et celui de la beauté du monde, s'ils sont assez forts et assez purs, sont suffisants pour conduire l'âme à n'importe quelle hauteur. 
L'amour de la religion instituée a normalement pour objet la religion dominante du pays ou du milieu où on a été élevé. C'est à elle que tout homme pense d'abord, par l'effet d'une habitude entrée dans l'âme avec la vie, toutes les fois qu'il pense à un service de Dieu. 
La vertu des pratiques religieuses peut être conçue tout entière d'après la tradition bouddhiste concernant la récitation du nom du Seigneur. On dit que le Bouddha aurait fait voeu d'élever jusqu'à lui, dans le Pays de la Pureté, tous ceux qui réciteraient son nom avec le désir d'être sauvés par lui; et qu'à cause de ce voeu la récitation du nom du Seigneur a réellement la vertu de transformer l'âme. 
La religion n'est pas autre chose que cette promesse de Dieu. Toute pratique religieuse, tout rite, toute liturgie est une forme de la récitation du nom du Seigneur, et doit en principe avoir réellement une vertu ; la vertu de sauver quiconque s'y adonne avec ce désir. 
Toutes les religions prononcent dans leur langue le nom du Seigneur. Le plus souvent, il vaut mieux pour un homme nommer Dieu dans sa langue natale plutôt que dans une langue étrangère. Sauf exception, l'âme est incapable de s'abandonner complètement au moment où elle doit s'imposer le léger effort de chercher les mots d'une langue étrangère, même bien connue. 
Un écrivain dont la langue natale est pauvre, peu maniable et peu répandue dans le monde est très fortement tenté d'en adopter une autre. Il y a eu quelques cas de réussite éclatante, comme Conrad, mais très rares. Sauf exception un tel changement fait du mal, dégrade la pensée et le style; l'écrivain reste médiocre et mal à l'aise dans le langage adopté. 
Un changement de religion est pour l'âme comme un changement de langage pour un écrivain. Toutes les religions, il est vrai, ne sont pas également aptes à la récitation correcte du nom du Seigneur. Certaines sans doute sont des intermédiaires très imparfaits. Il faut que la religion d'Israël, par exemple, ait été un intermédiaire vraiment très imparfait pour qu'on ait pu crucifier le Christ. La religion romaine ne méritait peut-être même à aucun degré le nom de religion. 
Mais d'une manière générale la hiérarchie des religions est une chose très difficile à discerner, presque impossible, peut-être tout à fait impossible. Car une religion se connaît de l'intérieur. Les catholiques le disent du catholicisme, mais c'est vrai de toute religion. La religion est une nourri- 
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turc. Il est difficile d'apprécier par le regard la saveur et la valeur alimen_ taire d'un aliment qu'on n'a jamais mangé. 
La comparaison des religions n'est possible dans une certaine mesure que par la vertu miraculeuse de la sympathie. On peut dans une certaine mesure connaître les hommes si en même temps qu'on les observe du dehors on transporte en eux pour un temps sa propre âme à force de sympathie. De même l'étude de différentes religions ne conduit à une connaissance que si on se transporte pour un temps, par la foi, au centre même de celle qu'on étudie. Par la foi au sens le plus fort du mot. 
C'est ce qui n'arrive presque jamais. Car les uns n'ont aucune foi ; les autres ont foi exclusivement dans une religion et n'accordent aux autres que l'espèce d'attention qu'on accorde à des coquillages de forme étrange. D'autres encore se croient capables d'impartialité parce qu'ils n'ont qu'une vague religiosité qu'ils tournent indifféremment n'importe où. Il faut au contraire avoir accordé toute son attention, toute sa foi, tout son amour à une religion particulière pour pouvoir penser à chaque autre religion avec le plus haut degré d'attention, de foi et d'amour qu'elle comporte. De même ce sont ceux qui sont capables d'amitié, non les autres, qui peuvent aussi s'intéresser de tout leur coeur au sort d'un inconnu. 
Dans tous les domaines, l'amour n'est réel que dirigé sur un objet particulier; il devient universel sans cesser d'être réel seulement par l'effet de l'analogie et du transfert. 
Soit dit en passant, la connaissance de ce que sont l'analogie et le transfert, connaissance pour laquelle la mathématique, les diverses sciences et la philosophie sont une préparation, a ainsi un rapport direct avec l'amour. Aujourd'hui, en Europe et peut-être même dans le monde, la connaissance comparée des religions est à peu près nulle. On n'a même pas la notion de la possibilité d'une telle connaissance. Même sans les préjugés qui nous font obstacle le pressentiment de cette connaissance est déjà quelque chose de très difficile. Il y a entre les différentes formes de vie religieuse, comme compensations partielles des différences visibles, certaines équivalences cachées que peut-être le discernement le plus aigu peut seulement entrevoir. Chaque religion est une combinaison originale de vérités explicites et de vérités implicites; ce qui est explicite chez l'une est implicite dans telle autre. L'adhésion implicite à une vérité peut quel-qúefois avoir autant de vertu qu'une adhésion explicite, et quelquefois même beaucoup plus. Celui qui connaît le secret des coeurs connaît seul aussi le secret des différentes formes de la foi. Il ne nous a pas révélé ce secret, quoi qu'on dise. 
Quand on est né dans une religion qui n'est pas trop impropre à la prononciation du nom du Seigneur, quand on aime cette religion natale d'un amour bien orienté et pur, il est difficile de concevoir un motif légitime de l'abandonner, avant qu'un contact direct avec Dieu soumette l'âme à la volonté 
divine elle-même. Au-delà de ce seuil, le changement n'est légitime que par obéissance. L'histoire montre qu'en fait, cela se produit rarement. Le plus souvent, toujours peut-être, l'âme parvenue aux plus hautes régions spirituelles est confirmée dans l'amour de la tradition qui lui a servi d'échelle. 
Si l'imperfection de la religion natale est trop grande, ou si elle apparaît dans le milieu natal sous une forme trop corrompue, ou bien si les circonstances ont empêché de naître ou tué l'amour de cette religion, l'adoption d'une religion étrangère est légitime. Légitime et nécessaire pour certains ; non pas sans doute pour tous. Il en est de même à l'égard de ceux qui ont été élevés sans aucune pratique religieuse. 
Dans tous les autres cas, changer de religion est une décision extrêmement grave, et il est encore bien plus grave de pousser im autre à le faire. Il est encore infiniment plus grave d'exercer en ce sens une pression officielle dans des pays conquis. 
En revanche, malgré les divergences religieuses qui existent sur les territoires d'Europe et d'Amérique, on peut dire qu'en droit, directement ou indirectement, de près ou de loin, la religion catholique est le milieu spirituel natal de tous les hommes de race blanche. 
La vertu des pratiques religieuses consiste dans l'efficacité du contact avec ce qui est parfaitement pur pour la destruction du mal. Rien ici-bas n'est parfaitement pur, sinon la beauté totale de l'univers, qu'il n'est pas en notre pouvoir de ressentir directement avant d'avoir beaucoup avancé vers la perfection. Cette beauté totale n'est d'ailleurs enfermée dans rien de sensible, quoiqu'elle soit sensible en un sens. 
Les choses religieuses sont des choses sensibles particulières, existant ici-bas, et pourtant parfaitement pures. Non pas par leur manière d'être propre. L'église peut être laide, les chants faux, le prêtre corrompu et les fidèles distraits. En un sens cela n'a aucune importance. C'est ainsi que si un géomètre, pour illustrer une démonstration correcte, trace une figure où les droites sont tordues et les cercles allongés, cela n'a aucune importance. Les choses religieuses sont pures en droit, théoriquement, par hypothèse, par définition, par convention. Ainsi leur pureté est inconditionnée. Nulle souillure ne peut l'atteindre. C'est pourquoi elle est parfaite. Mais non pas parfaite à la manière de la jument de Roland, qui avec toutes les vertus possibles avait l'inconvénient de ne pas exister. Les conventions humaines sont sans efficacité, à moins qu'il ne s'y joigne des mobiles qui poussent les hommes à les observer. En elles-mêmes elles sont de simples abstractions ; elles sont irréelles et n'opèrent rien. Mais la convention selon laquelle les choses religieuses sont pures est ratifiée par Dieu même. Aussi est-ce une 
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convention efficace, une convention qui enferme une vertu, qui par elle-même opère quelque chose. Cette pureté est inconditionnée et parfaite, et en même temps réelle. 
C'est là une vérité de fait, qui par suite n'est pas susceptible de démonstration. Elle n'est susceptible que de vérification expérimentale. 
En fait la pureté des choses religieuses est presque partout manifeste sous la forme de la beauté, quand la foi et l'amour ne font pas défaut. Ainsi les paroles de la liturgie sont merveilleusement belles; et surtout la prière sortie pour nous des lèvres mêmes du Christ est parfaite. De même l'architecture romane, le chant grégorien sont merveilleusement beaux. 
Mais au centre même il y a quelque chose qui est entièrement dépourvu de beauté, où rien ne rend la pureté manifeste, quelque chose qui est uniquement convention. Il faut qu'il en soit ainsi. L'architecture, les chants, le langage, même si les mots sont assemblés par le Christ, tout cela est autre chose que la pureté absolue. La pureté absolue présente ici-bas à nos sens terrestres comme chose particulière, cela ne peut être qu'une convention qui soit convention et rien d'autre. Cette convention placée au point central, c'est l'Eucharistie. 
L'absurdité du dogme de la présence réelle en constitue la vertu. Excepté le symbolisme si touchant de la nourriture, il n'y a rien dans un morceau de pain à quoi la pensée tournée vers Dieu puisse s'accrocher. Ainsi le caractère conventionnel de la présence divine est évident. Le Christ ne peut être présent dans un tel objet que par convention. Il peut y être de ce fait même parfaitement présent. Dieu ne peut être présent ici-bas que dans le secret. Sa présence dans l'Eucharistie est vraiment secrète, puisque aucune partie de notre pensée n'est admise au secret. Aussi est-elle totale. 
Nul ne songe à s'étonner que des raisonnements opérés sur des droites parfaites et des cercles parfaits qui n'existent pas aient des applications effectives dans la technique. Pourtant cela est incompréhensible. La réalité de la présence divine dans l'Eucharistie est plus merveilleuse, mais non pas plus incompréhensible. 
On pourrait dire en un sens, par analogie, que le Christ est présent dans l'hostie consacrée par hypothèse, de la même manière qu'un géomètre dit qu'il y a deux angles égaux dans tel triangle par hypothèse. 
C'est parce qu'il s'agit d'une convention que la forme de la consécration importe seule, non l'état spirituel de celui qui consacre. 
Si c'était autre chose qu'une convention, ce serait une chose au moins partiellement humaine, non pas totalement divine. Une convention réelle, c'est une harmonie surnaturelle, en prenant harmonie au sens pythagoricien. Seule une convention peut être ici-bas la perfection de la pureté, car toute pureté non conventionnelle est plus ou moins imparfaite. Qu'une convention puisse être réelle, c'est un miracle de la miséricorde divine. 
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FORMES DE L'AMOUR IMPLICITE DE DIEU 
La notion bouddhiste de la récitation du nom du Seigneur a le même contenu, car un nom aussi est une convention. Pourtant l'habitude de confondre dans nos pensées les choses avec leur nom le fait facilement oublier. L'Eucharistie est conventionnelle à un plus haut degré. 
Même la présence humaine et charnelle du Christ était autre chose que la pureté parfaite, puisqu'il a blâmé celui qui le nommait bon, puisqu'il a dit: «Il vous est avantageux que je m'en aille.» Il est donc vraisemblablement plus complètement présent dans un morceau de pain consacré. Sa présence est plus complète pour autant qu'elle est plus secrète. 
Pourtant cette présence fut sans doute encore plus complète, et aussi encore plus secrète, dans son corps charnel, au moment où la police se saisit de ce corps comme de celui d'un repris de justice. Mais aussi fut-il alors abandonné de tous. Il était trop présent. Ce n'était pas soutenable pour des hommes. 
La convention de l'Eucharistie ou toute autre analogue est indispensable à l'homme; la présence de la pureté parfaite lui est indispensable. Car l'homme ne peut diriger la plénitude de son attention que sur une chose sensible. Et il a besoin de diriger parfois son attention sur la pureté parfaite. Cet acte seul peut lui permettre, par une opération de transfert, de détruire une partie du mal qui est en lui. C'est pourquoi l'hostie est réellement l'Agneau de Dieu qui enlève les péchés. 
Tout le monde sent le mal en soi, en a horreur et voudrait s'en débarrasser. Hors de nous nous voyons le mal sous deux formes distinctes, souffrance et péché. Mais dans le sentiment que nous avons de nous-mêmes cette distinction n'apparalt pas, sinon abstraitement et par réflexion. Nous sentons en nous-mêmes quelque chose qui n'est ni souffrance ni péché, qui est l'un et l'autre à la fois, la racine commune aux deux, un mélange indistinct des deux, en même temps souillure et douleur. C'est le mal en nous. C'est la laideur en nous. Pour autant que nous la sentons, elle nous fait horreur. L'âme la rejette comme on vomit. Elle la transporte par une opération de transfert dans les choses qui nous entourent. Mais les choses devenant ainsi laides et soufflées à nos yeux nous renvoient le mal que nous avons mis en elles. Elles nous le renvoient augmenté. Dans cet échange le mal qui est en nous s'accroît. Il nous semble alors que les lieux mêmes où nous sommes, le milieu même où nous vivons nous emprisonnent dans le mal, et de jour en jour davantage. C'est là une terrible angoisse. Quand l'âme épuisée par cette angoisse ne la ressent même plus, il y a peu d'espoir de salut pour elle. 
C'est ainsi qu'un malade prend sa chambre et son entourage en haine et en dégoût, un condamné sa prison, et trop souvent un ouvrier son usine. 
Ceux qui sont ainsi, il ne sert à rien de leur procurer de belles choses. Car il n'est rien qui ne finisse par être souillé jusqu'à faire horreur, avec le temps, par cette opération de transfert. 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
Seule la pureté parfaite ne peut pas être souillée. Si au moment où l'âme est envahie par le mal l'attention se porte sur une chose parfaitement pure en y transférant une partie du mal, cette chose n'en est pas altérée. Elle ne renvoie pas le mal. Ainsi chaque minute d'une pareille attention détruit réellement un peu de mal. 
Ce que les Hébreux essayaient d'accomplir, au moyen d'une espèce de magie, dans leur rite du bouc émissaire, ne peut être opéré ici-bas que par la pureté parfaite. Le véritable bouc émissaire, c'est l'Agneau. 
Le jour où un être parfaitement pur se trouve ici-bas sous forme humaine, automatiquement la plus grande quantité possible de mal diffus autour de lui se concentra sur lui sous forme de souffrance. A cette époque, dans l'Empire romain, le plus grand malheur et le plus grand crime des hommes était l'esclavage. C'est pourquoi il subit le supplice qui était le degré extrême du malheur de l'esclavage. Ce transfert constitue mystérieusement la Rédemption. 
De même quand un être humain porte son regard et son attention sur l'Agneau de Dieu présent dans le pain consacré, une partie du mal qu'il contient en lui se porte sur la pureté parfaite et y subit une destruction. Plutôt qu'une destruction, c'est une transmutation. Le contact avec la pureté parfaite dissocie le mélange indissoluble de la souffrance et du péché. La partie du mal contenu dans l'âme qui a été brûlée au feu de ce contact devient seulement souffrance, et souffrance imprégnée d'amour. De la même manière, tout ce mal diffus dans l'Empire romain qui se concentra sur le Christ devint en lui seulement souffrance. 
S'il n'y avait pas ici-bas de pureté parfaite et infinie, s'il n'y avait que de la pureté finie que le contact du mal épuise avec le temps, nous ne pourrions jamais être sauvés. 
La justice pénale fournit une illustration affreuse de cette vérité. En principe c'est une chose pure, qui a pour objet le bien. Mais c'est une pureté imparfaite, finie, humaine. Aussi le contact ininterrompu avec le crime et le malheur mélangés épuise-t-il cette pureté et met-il à la place une souillure à peu près égale à la totalité du crime, une souillure qui dépasse de bien loin celle d'un criminel particulier. 
Les hommes négligent de boire à la source de pureté. Mais la Création serait un acte de cruauté si cette source ne jaillissait pas partout où il y a crime et malheur. S'il n'y avait pas de crime et de malheur dans les siècles plus éloignés de nous que deux mille ans, dans les pays non touchés par les missions, on pourrait croire que l'Église a le monopole du Christ et des sacrements. Comment peut-on sans accuser Dieu supporter la pensée d'un seul esclave crucifié il y a vingt-deux siècles, si on pense qu'à cette époque le Christ était absent et toute espèce de sacrement 
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inconnue? Il est vrai qu'on ne pense guère aux esclaves crucifiés il y a vingt-deux siècles. 
Quand on a appris à porter le regard sur la pureté parfaite, la durée limitée de la vie humaine empêche seule d'être sûr qu'A moins de trahison on atteindra dès ici-bas la perfection. Car nous sommes des êtres finis; le mal en nous aussi est fini. La pureté qui est offerte à nos yeux est infinie Si peu que nous détruisions de mal à chaque regard, il serait sûr, s'il n'y avait pas de limite de temps, qu'en répétant assez souvent l'opération un jour tout le mal serait détruit. Nous serions alors allés au bout du mal, selon l'expression splendide de la Bhagavad-Gad. Nous aurions détruit le mal pour le Seigneur de la Vérité, et nous lui apporterions la vérité, comme dit le Livre des Morts égyptien. 
Une des vérités capitales du christianisme, aujourd'hui bien méconnue de tous, est que le regard est ce qui sauve. Le serpent d'airain a été élevé afin que les hommes, gisant mutilés au fond de la dégradation, le regardent et soient sauvés. 
C'est dans les moments où on est, comme on dit, mal disposé, où on se sent incapable de l'élévation d'âme convenable aux choses sacrées, c'est alors que le regard porté sur la pureté parfaite est le plus efficace. Car c'est alors que le mal, ou plutôt la médiocrité, affleure à la surface de l'âme, dans la meilleure position pour être brûlée au contact du feu. 
Mais aussi l'opération de regarder est alors presque impossible. Toute la partie médiocre de l'âme, craignant la mort d'une crainte plus violente que celle causée par l'approche de la mort charnelle, se révolte et suscite des mensonges pour se protéger. 
L'effort de ne pas écouter ces mensonges, quoiqu'on ne puisse pas s'empêcher d'y croire, l'effort de regarder la pureté est alors quelque chose de très violent; c'est pourtant absolument autre chose que tout ce qu'on nomme généralement effort, violence sur soi, acte de volonté. Il faudrait d'autres mots pour en parler, mais le langage n'en a pas. 
L'effort par lequel l'âme se sauve ressemble à celui par lequel on regarde, par lequel on écoute, par lequel une fiancée dit oui. C'est un acte d'attention et de consentement. Au contraire, ce que le langage nomme volonté est quelque chose d'analogue à l'effort musculaire. 
La volonté est au niveau de la partie naturelle de l'âme. Le bon exercice de la volonté est une condition du salut nécessaire sans doute, mais lointaine, inférieure, très subordonnée, purement négative. L'effort musculaire du paysan arrache les mauvaises herbes, mais le soleil et l'eau font seuls pousser le blé. La volonté n'opère dans l'âme aucun bien. 
Les efforts de volonté ne sont à leur place que pour l'accomplissement des obligations strictes. Partout où il n'y a pas d'obligation stricte, il faut suivre soit l'inclination naturelle, soit la vocation, c'est-à-dire le commandement 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
de Dieu. Les actes qui procèdent de l'inclination ne sont évidemment pas des efforts de volonté. Et dans les actes d'obéissance à Dieu, on est passif; quelles que soient les peines qui les accompagnent, quel que soit le déploie-nient apparent d'activité, il ne se produit dans l'âme rien d'analogue à l'effort musculaire; il y a seulement attente, attention, silence, immobilité à travers la souffrance et la joie. La crucifixion du Christ est le modèle de tous les actes d'obéissance. 
Cette espèce d'activité passive, la plus haute de toutes, est parfaitement décrite dans la Bhagavad-Gttd et dans Lao-tseu. Là aussi il y a une unité surnaturelle des contraires, harmonie au sens pythagoricien. 
L'effort de volonté vers le bien est un des mensonges sécrétés par la partie médiocre de nous-mêmes dans sa peur d'être détruite. Cet effort ne la menace aucunement, ne diminue même pas son confort, et cela même s'il s'accompagne de beaucoup de fatigue et de souffrance. Car la partie médiocre de nous-mêmes ne craint pas la fatigue et la souffrance, elle craint d'être tuée. 
Il y a des gens qui essaient d'élever leur Ame comme un homme pourrait sauter continuellement à pieds joints, dans l'espoir qu'à force de sauter tous les jours plus haut un jour il ne retombera plus, mais montera jusqu'au ciel. Ainsi occupé, il ne peut pas regarder le ciel. Nous ne pouvons pas faire même un pas vers le ciel. La direction verticale nous est interdite. Mais si nous regardons longtemps le ciel, Dieu descend et nous enlève. Il nous enlève facilement Comme dit Eschyle: «Ce qui est divin est sans effort.» Il y a dans le salut une facilité plus difficile pour nous que tous les efforts. 
Dans un conte de Grimm, il y a concours de force entre un géant et un petit tailleur. Le géant lance une pierre si haut qu'elle met très longtemps avant de retomber. Le petit tailleur lâche un oiseau qui ne retombe pas. Ce qui n'a pas d'aile finit toujours par retomber. 
C'est parce que la volonté est impuissante à opérer le salut que la notion de morale laïque est une absurdité. Car ce qu'on nomme la morale ne fait appel qu'à la volonté, et dans ce qu'elle a pour ainsi dire de plus musculaire. La religion au contraire correspond au désir, et c'est le désir qui sauve. 
La caricature romaine du stoïcisme fait aussi appel à la volonté musculaire. Mais le vrai stoïcisme, le stoïcisme grec, celui auquel saint Jean, ou peut-être le Christ, a emprunté les termes de logos et pneuma, est uniquement désir, piété et amour. Il est plein d'humilité. 
Le christianisme d'aujourd'hui, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, s'est laissé contaminer par ses adversaires. La métaphore de la recherche de Dieu évoque des efforts de volonté musculaire. Pascal, il est vrai, a contribué à la fortune de cette métaphore. Il a commis quelques erreurs, notamment celle de confondre dans une certaine mesure la foi et l'autosuggestion. 
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Dans les grandes images de la mythologie et du folklore, dans les paraboles de l'Évangile, c'est Dieu qui cherche l'homme. K Quaerens me sedisti lassus. » Nulle part dans l'Évangile il n'est question d'une recherche entreprise par l'homme. L'homme ne fait pas un pas à moins d'être poussé ou bien expressément appelé. Le rôle de la future épouse est d'attendre. L'esclave attend et veille pendant que le maître est à une fête. Le passant ne s'invite pas lui-même au repas de noces, il ne demande pas d'invitation ; il y est amené presque par surprise; son rôle est seulement de revêtir un vêtement convenable. L'homme qui a trouvé une perle dans un champ vend tous ses biens pour acheter ce champ; il n'a pas besoin de retourner le champ à la bêche pour déterrer la perle, il lui suffit de vendre tous ses biens. Désirer Dieu et renoncer à tout le reste, c'est cela seul qui sauve. 
L'attitude qui opère le salut ne ressemble à aucune activité. Le mot grec qui l'exprime est hupomenê que pdtientia traduit assez mal. C'est l'attente, l'immobilité attentive et fidèle qui dure indéfiniment et que ne peut ébranler aucun choc. L'esclave qui écoute près de la porte pour ouvrir dès que le maître frappe en est la meilleure image. Il faut qu'il soit prêt à mourir de faim et d'épuisement plutôt que de changer d'attitude. Il faut que ses camarades puissent l'appeler, lui parler, le frapper sans qu'il tourne même la tête. Même si on lui dit que le maitre est mort, même s'il le croit, il ne bougera pas. Si on lui dit que le maitre est irrité contre lui et le battra à son retour, et s'il le croit, il ne bougera pas. 
La recherche active est nuisible, non seulement à l'amour, mais aussi à l'intelligence dont les lois imitent celles de l'amour. Il faut simplement attendre que la solution d'un problème de géométrie, que le sens d'une phrase latine ou grecque surgisse dans l'esprit. À plus forte raison pour une vérité scientifique nouvelle, pour un beau vers. La recherche mène à l'erreur. Il en est ainsi pour toute espèce de bien véritable. L'homme ne doit pas faire autre chose qu'attendre le bien et écarter le mal. Il ne doit faire d'effort musculaire que pour n'être pas ébranlé par le mal. Dans le retournement qui constitue la condition humaine, la vertu authentique dans tous les domaines est chose négative, au moins en apparence. Mais cette attente du bien et de la vérité est quelque chose de plus intense que toute recherche. 
La notion de grâce par opposition à la vertu volontaire, celle d'inspiration par opposition au travail intellectuel ou artistique, ces deux notions expriment, si elles sont bien comprises, cette efficacité de l'attente et du désir. Les pratiques religieuses sont entièrement constituées par de l'attention animée de désir. C'est pourquoi aucune morale ne peut les remplacer. Mais la partie médiocre de l'âme a dans son arsenal beaucoup de mensonges capables de la protéger même pendant la prière ou la participation aux sacrements. Entre le regard et la présence de la pureté parfaite elle met des 
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voiles qu'elle est assez habile pour nommer Dieu. Ces voiles, ce sont, par exemple, des états d'âme, sources de joie sensible, d'espérance, de réconfort, de consolation ou d'apaisement, ou bien un ensemble d'habitudes, ou bien un ou plusieurs êtres humains, ou bien un milieu social. 
Un piège difficile à éviter est l'effort pour imaginer la perfection divine que la religion nous offre à aimer. En aucun cas nous ne pouvons rien imaginer qui soit plus parfait que nous-mêmes. Cet effort rend inutile la merveille de l'Eucharistie. 
Il faut une certaine formation de l'intelligence pour pouvoir ne contempler dans l'Eucharistie que ce qui y est enfermé par définition; c'est-à-dire quelque chose que nous ignorons totalement, dont nous savons seulement, comme dit Platon, que c'est quelque chosê, et que rien d'autre n'est jamais désiré sinon par erreur. 
Le piège des pièges, le piège presque inévitable est le piège social. Partout, toujours, en toutes choses, le sentiment social procure une imitation parfaite de la foi, c'est-à-dire parfaitement trompeuse. Cette imitation a le grand avantage de contenter toutes les parties de l'âme. Celle qui désire le bien croit être nourrie. Celle qui est médiocre n'est pas blessée par la lumière. Elle est tout à fait à l'aise. Ainsi tout le monde est d'accord. L'âme est dans la paix. Mais le Christ a dit qu'il ne venait pas apporter la paix. Il a apporté le glaive, le glaive qui coupe en deux, comme dit Eschyle. 
Il est presque impossible de discerner la foi de son imitation sociale. D'autant plus qu'il peut y avoir dans l'âme une partie de foi authentique et une partie de foi imitée. C'est presque impossible, mais non pas impossible. Dans les circonstances présentes, repousser l'imitation sociale est peut-être pour la foi une question de vie et de mort. 
La nécessité d'une présence parfaitement pure pour enlever les souillures n'est pas restreinte aux églises. Les gens viennent apporter leurs souillures dans les églises, et cela est très bien. Mais il serait bien plus conforme à l'esprit du christianisme qu'en plus de cela le Christ allât porter sa présence dans les endroits les plus souillés de honte, de misère, de crime et de malheur, dans les prisons, dans les tribunaux, dans les refuges de miséreux. Une séance de tribunal devrait commencer et finir par une prière commune des magistrats, de la police, de l'accusé, du public. Le Christ devrait ne pas être absent des lieux où l'on travaille, de ceux où l'on étudie. Tous les êtres humains devraient pouvoir, quoi qu'ils fassent, où qu'ils soient, avoir le regard fixé tout le long de chaque journée sur le serpent d'airain. 
Mais aussi il devrait être reconnu publiquement, officiellement, que la religion ne consiste pas en autre chose qu'en un regard. Tant qu'elle prétend être autre chose, il est inévitable ou qu'elle soit enfermée à l'intérieur des églises, ou qu'elle étouffe tout en tout autre lieu où elle se trouve. La religion ne doit 
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pas prétendre occuper dans la société une autre place que celle qui convient A l'amour surnaturel dans l'âme. Mais il est vrai aussi que beaucoup de gens dégradent la charité en eux-mêmes parce qu'ils veulent lui faire occuper dans leur âme une place trop grande et trop visible. Notre Père ne réside que dans le secret. L'amour ne va pas sans pudeur. La foi véritable implique une grande discrétion même vis-à-vis de soi-même. Elle est un secret entre Dieu et nous auquel nous-mêmes n'avons presque aucune part. 
L'amour du prochain, l'amour de la beauté du monde, l'amour de la religion sont des amours en un sens tout à fait impersonnels. L'amour de la religion pourrait facilement ne pas l'être, parce que la religion a rapport à un milieu social. Il faut que la nature même des pratiques religieuses y remédie. Au centre de la religion .catholique se trouve un peu de matière sans forme, un peu de pain. L'amour dirigé sur ce morceau de matière est nécessairement impersonnel. Ce n'est pas la personne humaine du Christ telle que nous l'imaginons, ce n'est pas la personne divine du Père soumise elle aussi en nous à toutes les erreurs de notre imagination, c'est ce fragment de matière qui est au centre de la religion catholique. C'est ce qu'il y a en elle de plus scandaleux et c'est en quoi réside sa plus merveilleuse vertu. Dans toutes les formes authentiques de vie religieuse il y a de même quelque chose qui en garantit le caractère impersonnel. L'amour de Dieu doit être impersonnel, tant qu'il n'y a pas encore eu contact direct et personnel ; autrement c'est un amour imaginaire. Ensuite il doit être à la fois personnel et de nouveau impersonnel en un sens plus élevé. 

Amitié

Mais il est un amour personnel et humain qui est pur et qui enferme un pressentiment et un reflet de l'amour divin. C'est l'amitié, à condition qu'on emploie ce mot rigoureusement en son sens propre. 
La préférence à l'égard d'un être humain est nécessairement autre chose que la charité. La charité est indiscriminée. Si elle se pose plus particulièrement quelque part, le hasard du malheur, qui suscite l'échange de la compassion et de la gratitude, est la seule cause. Elle est disponible également pour tous les humains en tant que le malheur peut venir proposer à tous un tel échange. 
La préférence personnelle à l'égard d'un être humain déterminé peut être de deux natures. Ou l'on cherche en l'autre un certain bien, ou on a besoin de lui. D'une manière générale, tous les attachements possibles se répartissent entre ces deux espèces. On se porte vers quelque chose, ou parce qu'on y cherche un bien, ou parce qu'on ne peut pas s'en passer. Quelquefois les 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
deux mobiles coïncident. Mais souvent non. Par eux-m@mes ils sont distincts et tout à fait indépendants. On mange de la nourriture répugnante, si on n'en a pas d'autre, parce qu'on ne peut pas faire autrement. Un homme modérément gourmand recherche les bonnes choses, mais s'en passe facilement. Si on manque d'air, on étouffe; on se débat pour en trouver, non parce qu'on en attend un bien, mais parce qu'on en a besoin. On va respirer le souffle de la mer, sans être poussé par aucune nécessité, parce que cela plaît. Souvent le cours du temps fait automatiquement succéder le second mobile au premier. C'est une des grandes douleurs humaines. Un homme fume l'opium pour avoir accès à un état spécial qu'il croit supérieur; souvent, par la suite, l'opium le met dans un état pénible et qu'il sent dégradant; mais il ne peut plus s'en passer. Arnolphe a acheté Agnès à sa mère adoptive, parce qu'il lui a semblé que c'était pour lui un bien d'avoir chez lui une petite fille dont il ferait peu à peu une bonne épouse. Plus tard elle ne lui cause plus qu'une douleur déchirante et avilissante. Mais avec le temps son attachement pour elle est devenu un lien vital qui le force à prononcer le vers terrible : 

Mais je sens là-dedans qu'il faudra que je crève... 

Harpagon a commencé par regarder l'or comme un bien. Plus tard ce n'est plus que l'objet d'une obsession harcelante, mais un objet dont la privation le ferait mourir. Comme dit Platon, il y a une grande différence entre l'essence du nécessaire et celle du bien. 
Il n'y a aucune contradiction entre chercher un bien auprès d'un être humain et lui vouloir du bien. Pour cette raison même, quand le mobile qui pousse vers un être humain est seulement la recherche d'un bien, les conditions de l'amitié ne sont pas réalisées. L'amitié est une harmonie surnaturelle, une union des contraires. 
Quand un être humain est à quelque degré nécessaire, on ne peut pas vouloir son bien, à moins de cesser de vouloir le sien propre. Là où il y a nécessité, il y a contrainte et domination. On est à la discrétion de ce dont on a besoin, à moins d'en être propriétaire. Le bien central pour tout homme est la libre disposition de soi. Ou l'on y renonce, ce qui est un crime d'idolâtrie, car on n'a le droit d'y renoncer qu'en faveur de Dieu; ou on désire que l'être dont on a besoin en soit privé. 
Toutes sortes de mécanismes peuvent nouer entre êtres humains des liens d'affection qui aient la dureté de fer de la nécessite. L'amour maternel est souvent de cette nature; parfois l'amour paternel, comme dans Le Père Goriot de Balzac; l'amour charnel sous sa forme la plus intense, comme dans L'École des femmes et dans Phèdre; l'amour conjugal très fréquemment, surtout par l'effet de l'habitude; plus rarement l'amour filial ou fraternel. 
FORMES DE L'AMOUR IMPLICITE DE DIEU 
Il y a d'ailleurs des degrés dans la nécessité. Est nécessaire à quelque degré tout ce dont la perte cause réellement une diminution d'énergie vitale, au sens précis, rigoureux que ce mot pourrait avoir si l'étude des phénomènes vitaux était aussi avancée que celle de la chute des corps. Au degré extrême de la nécessité, la privation entraîne la mort. C'est le cas quand toute l'énergie vitale d'un être est liée à un autre par un attachement. Aux degrés moindres, la privation entraîne un amoindrissement plus ou moins considérable. C'est ainsi que la privation totale de nourriture entraîne la mort, au lieu que la privation partielle entraîne seulement un amoindrissement. Néanmoins on regarde comme nécessaire toute la quantité de nourriture en deçà de laquelle un être humain est amoindri. 
La cause la plus fréquente de la nécessité dans les liens d'affection, c'est une certaine combinaison de sympathie et d'habitude. Comme dans le cas de l'avarice ou de l'intoxication, ce qui d'abord était recherche d'un bien est transformé en besoin par le simple cours du temps. Mais la différence avec l'avarice, l'intoxication et tous les vices, c'est que dans les liens d'affection les deux mobiles, recherche d'un bien et besoin, peuvent très bien coexister. Ils peuvent aussi être séparés. Quand l'attachement d'un être humain à un autre est constitué par le besoin seul, c'est une chose atroce. Peu de choses au monde peuvent atteindre ce degré de laideur et d'horreur. Il y a toujours quelque chose d'horrible dans toutes les circonstances où un être humain cherche le bien et trouve seulement la nécessité. Les contes où un être aimé apparaît soudain avec une tête de mort en sont la meilleure image. L'âme humaine possède, il est vrai, tout un arsenal de mensonges pour se protéger contre cette laideur et se fabriquer en imagination de faux biens là où il y a seulement nécessité. C'est par là même que la laideur est un mal, parce qu'elle contraint au mensonge. 
D'une manière tout à fait générale, il y a malheur toutes les fois que la nécessité, sous n'importe quelle forme, se fait sentir si durement que la dureté dépasse la capacité de mensonge de celui qui subit le choc. C'est pourquoi les êtres les plus purs sont les plus exposés au malheur. Pour celui qui est capable d'empêcher la réaction automatique de protection qui tend à augmenter dans l'âme la capacité de mensonge, le malheur n'est pas un mal, bien qu'il soit toujours une blessure et en un sens une dégradation. Quand un être humain est attaché à un autre par un lien d'affection enfermant à un degré quelconque la nécessité, il est impossible qu'il souhaite la conservation de l'autonomie à la fois en lui-même et dans l'autre. Impossible en vertu du mécanisme de la nature. Mais possible par l'intervention miraculeuse du surnaturel. Ce miracle, c'est l'amitié. 
«L'amitié est une égalité faite d'harmonie, disaient les Pythagoriciens. Il y a harmonie parce qu'il y a unité surnaturelle entre deux contraires qui sont 
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la nécessité et la liberté, ces deux contraires que Dieu a combinés en créant le monde et les hommes. Il y a égalité parce qu'on désire la conservation de la faculté de libre consentement en soi-même et chez l'autre. 
Quand quelqu'un désire se subordonner à un être humain ou accepte de se subordonner à lui, il n'y a pas trace d'amitié. Le Pylade de Racine n'est pas l'ami d'Oreste. Il n'y a pas d'amitié dans l'inégalité. 
Une certaine réciprocité est essentielle à l'amitié. Si d'un des deux côtés toute bienveillance est entièrement absente, l'autre doit supprimer l'affection en lui-même par respect pour le libre consentement auquel il ne doit pas désirer porter atteinte. Si d'un des deux côtés il n'y a pas respect pour l'autonomie de l'autre, celui-ci doit couper le lien par respect de soi-même. De même celui qui accepte de s'asservir ne peut pas obtenir d'amitié. Mais la nécessité enfermée dans le lien d'affection peut n'exister que d'un côté, et en ce cas il n'y a amitié que d'un côté si on prend le mot en un sens tout à fait précis et rigoureux. 
Une amitié est souillée dès que la nécessité l'emporte, Mt-ce pour un instant, sur le désir de conserver chez l'un et chez l'autre la faculté de libre consentement. Dans toutes les choses humaines, la nécessité est le principe de l'impureté. Toute amitié est impure s'il s'y trouve même à l'état de trace le désir de plaire ou le désir inverse. Dans une amitié parfaite ces deux désirs sont complètement absents. Les deux amis acceptent complètement d'être deux et non pas un, ils respectent la distance que met entre eux le fait d'être deux créatures distinctes. C'est avec Dieu seul que l'homme a le droit de désirer être directement uni. 
L'amitié est le miracle 'par lequel un être humain accepte de regarder à distance et sans s'approcher l'être même qui lui est nécessaire comme une nourriture. C'est la force d'âme qu'Eve n'a pas eue; et pourtant elle n'avait pas besoin du fruit. Si elle avait eu faim au moment où elle regardait le fruit, et si malgré cela elle était restée indéfiniment à le regarder sans faire un pas vers lui, elle aurait accompli un miracle analogue à celui de la parfaite amitié. 
Par cette vertu surnaturelle du respect de l'autonomie humaine, l'amitié est très semblable aux formes pures de la compassion et de la gratitude suscitées par le malheur. Dans les deux cas les contraires qui sont les termes de l'harmonie sont la nécessité et la liberté, ou encore la subordination et l'égalité. Ces deux couples de contraires sont équivalents. 
Du fait que le désir de plaire et le désir inverse sont absents de l'amitié pure, il y a en elle, en même temps que l'affection, quelque chose comme une complète indifférence. Bien qu'elle soit un lien entre deux personnes, elle a quelque chose d'impersonnel. Elle n'entame pas l'impartialité. Elle n'empêche aucunement d'imiter la perfection du Père céleste qui distribue partout ¡a lumière du soleil et la pluie. Au contraire, l'amitié et cette imitation sont condition mutuelle l'une de l'autre, du moins le plus souvent. Car comme tout être humain ou peu s'en faut est lié à d'autres par des liens d'affection enfermant quelque degré de nécessité, il ne peut s'approcher de la perfection qu'en transformant cette affection en amitié. L'amitié a quelque chose d'universel. Elle consiste à aimer un être humain comme on voudrait pouvoir aimer en particulier chacun de ceux qui composent l'espèce humaine. Comme un géomètre regarde une figure particulière pour déduire les propriétés universelles du triangle, de même celui qui sait aimer dirige sur un être humain particulier un amour universel. Le consentement à la conservation de l'autonomie en soi-même et chez autrui est par essence quelque chose d'universel. Dès qu'on désire cette conservation chez plus d'un seul être on la désire chez tous les êtres; car on cesse de disposer l'ordre du monde en cercle autour d'un centre qui serait ici-bas. On transporte le centre au-dessus des cieux. 
L'amitié n'a pas cette vertu si les deux êtres qui s'aiment, par un usage illégitime de l'affection, croient ne faire qu'un. Mais aussi il n'y a pas alors d'amitié au vrai sens du mot. C'est là pour ainsi dire une union adultère, quand même elle se produirait entre époux. Il n'y a amitié que là où la distance est conservée et respectée. 
Le simple fait d'avoir du plaisir à penser sur un point quelconque de la même manière que l'être aimé, ou en tout cas le fait de désirer une telle concordance d'opinions, est une atteinte à la pureté de l'amitié en même temps qu'à la probité intellectuelle. Cela est très fréquent. Mais aussi une amitié pure est rare. 
Quand les liens d'affection et de nécessité entre êtres humains ne sont pas surnaturellement transformés en amitié, non seulement l'affection est impure et basse, mais aussi elle se mélange de haine et de répulsion. Cela apparaît très bien dans L'École des femmes et dans Phèdre. Le mécanisme est le même dans les affections autres que l'amour charnel. Il est facile à comprendre. Nous haïssons ce dont nous dépendons. Nous prenons en dégoût ce qui dépend de nous. Parfois l'affection ne se mélange pas seulement, elle se transforme entièrement en haine et en dégoût. Parfois même la transformation est presque immédiate, de sorte que presque aucune affection n'a eu le temps d'apparaître; c'est le cas quand la nécessité est presque tout de suite mise à nu. Quand la nécessité qui lie des êtres humains n'est pas de nature affective, quand elle tient seulement aux circonstances, l'hostilité surgit souvent dès l'abord. 
Quand le Christ disait à ses disciples : «Aimez-vous les uns les autres», ce n'était pas l'attachement qu'il leur prescrivait. Comme en fait il y avait entre eux des liens causés par les pensées communes, la vie en commun, l'habitude, il leur commandait de transformer ces liens en amitié pour né pas les laisser tourner en attachement impur ou en haine. 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
Le Christ ayant peu avant sa mort ajouté cette parole comme un commandement nouveau aux commandements de l'amour du prochain et de l'amour de Dieu, on peut penser que l'amitié pure, comme la charité du prochain, enferme quelque chose comme un sacrement. Le Christ a peut-être voulu indiquer cela concernant l'amitié chrétienne quand il a dit: «Quand deux ou trois d'entre vous seront réunis en mon nom, je serai parmi eux.» L'amitié pure est une image de l'amitié originelle et parfaite qui est celle de la Trinité et qui est l'essence même de Dieu. II est impossible que deux êtres humains soient un, et cependant respectent scrupuleusement la distance qui les sépare, si Dieu n'est pas présent en chacun d'eux. Le point de rencontre des parallèles est à l'infini. 

Amour implicite et amour explicite

Le catholique même le plus étroit n'oserait pas affirmer que la compassion, la gratitude, l'amour de la beauté du monde, l'amour des pratiques religieuses, l'amitié soient le monopole des siècles et des pays où l'Église a été présente. Ces amours dans leur pureté sont rares, mais on affirmerait même difficilement qu'ils aient été plus fréquents dans ces siècles et ces pays que dans les autres. Croire qu'ils peuvent se produire là où le Christ est absent, c'est amoindrir le Christ jusqu'à l'outrager; c'est une impiété, presque un sacrilège. 
Ces amours sont surnaturels ; et en un sens ils sont absurdes. Ils sont fous. Aussi longtemps que l'âme n'a pas eu contact direct avec la personne même de Dieu, ils ne peuvent s'appuyer sur aucune connaissance fondée soit sur l'expérience, soit sur le raisonnement. Ils ne peuvent donc s'appuyer sur aucune certitude, à moins d'employer le mot dans un sens métaphorique pour désigner le contraire de l'hésitation. Par suite il est préférable qu'ils ne soient accompagnés d'aucune croyance. Cela est intellectuellement plus honnête, et cela préserve mieux la pureté de l'amour. C'est à tous égards plus convenable. Concernant les choses divines, la croyance ne convient pas. La certitude seule convient. Tout ce qui est au-dessous de la certitude est indigne de Dieu. 
Pendant la période préparatoire, ces amours indirects constituent un mouvement ascendant de l'âme, un regard tourné avec quelque effort vers le haut. Après que Dieu est venu en personne, non seulement visiter l'âme, comme il fait d'abord pendant longtemps, mais s'emparer d'elle, en transporter le centre auprès de soi, il en est autrement. Le poussin a percé la coquille, il est hors de l'oeuf du monde. Ces amours premiers subsistent, ils sont plus intenses qu'avant, mais ils sont autres. Celui qui a subi cette aventure aime plus qu'au- 
760 FORMES DE L'AMOUR IMPLICITE DE DIEU 
paravant les malheureux, ceux qui l'aident dans le malheur, ses amis, les pratiques religieuses, la beauté du monde. Mais ces amours sont devenus un mouvement descendant comme celui même de Dieu, un rayon confondu dans la lumière de Dieu. Du moins on peut le supposer. 
Ces amours indirects sont seulement l'attitude envers les êtres et les choses d'ici-bas de l'âme orientée vers le bien. Ils n'ont pas eux-mêmes pour objet un bien. Il n'y a pas de bien ici-bas. Ainsi ce ne sont pas à proprement parler des amours. Ce sont des attitudes aimantes. 
Dans la période préparatoire l'âme aime à vide. Elle ne sait pas si quelque chose de réel répond à son amour. Elle peut croire qu'elle le sait. Mais croire n'est pas savoir. Une telle croyance n'aide pas. L'âme sait seulement d'une manière certaine qu'elle a faim. L'important est qu'elle crie sa faim. Un enfant ne cesse pas de crier si on lui suggère que peut-être il n'y a pas de pain. Il crie quand même. 
Le danger n'est pas que l'âme doute s'il y a ou non du pain, mais qu'elle se persuade par un mensonge qu'elle n'a pas faim. Elle ne peut se le persuader que par un mensonge, car la réalité de sa faim n'est pas une croyance, c'est une certitude. 
Nous savons tous qu'il n'y a pas de bien ici-bas, que tout ce qui apparaît ici-bas comme bien est fini, limité, s'épuise, et une fois épuisé laisse apparaître à nu la nécessité. Tout être humain a vraisemblablement eu dans sa vie plusieurs instants où il s'est avoué clairement qu'il n'y a pas de bien ici-bas. Mais dès qu'on a vu cette vérité on la recouvre de mensonge. Beaucoup même se complaisent à la proclamer en cherchant dans la tristesse une jouissance morbide, qui n'ont jamais pu supporter de la regarder en face plus d'une seconde. Les hommes sentent qu'il y a danger mortel à regarder cette vérité en face pendant quelque temps. Cela est vrai. Cette connaissance est mortelle plus qu'une épée; elle inflige une mort qui fait peur plus que la mort charnelle. Avec le temps elle tue en nous tout ce que nous nommons moi. Pour la soutenir il faut aimer la vérité plus que la vie. Ceux qui sont ainsi, selon l'expression de Platon, se détournent de ce qui passe avec toute l'âme. 
Ils ne se tournent pas vers Dieu. Comment le pourraient-ils, dans les ténèbres totales ? Dieu lui-même leur imprime l'orientation convenable. Il ne se montre pas à eux cependant avant longtemps. C'est à eux à rester immobiles, sans détourner le regard, sans cesser d'écouter, et à attendre ils ne savent pas quoi, sourds aux sollicitations et aux menaces, inébranlables aux chocs. Si Dieu, après une longue attente, laisse vaguement pressentir sa lumière ou même se révèle en personne, ce n'est que pour un instant. De nouveau il faut rester immobile, attentif, et attendre, sans bouger, en appelant seulement quand le désir est trop fort. 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
Il ne dépend pas d'une âme de croire à la réalité de Dieu si Dieu ne révèle pas cette réalité. Ou elle met le nom de Dieu comme étiquette sur autre chose, et c'est l'idolâtrie; ou la croyance à Dieu reste abstraite et verbale. Il en est ainsi dans des pays et des époques où mettre le dogme religieux en doute ne vient même pas à l'esprit. L'état de non-croyance est alors ce que saint Jean de la Croix nommait une nuit. La croyance est verbale et ne pénètre pas dans l'âme. A une époque comme la nôtre l'incrédulité peut être un équivalent de la nuit obscure de saint Jean de la Croix si l'incrédule aime Dieu, s'il est comme l'enfant qui ne sait pas qu'il y a quelque part du pain, mais qui crie qu'il a faim. 
Quand on mange du pain, et même quand on en a mangé, on sait que le pain est réel. On peut néanmoins mettre en doute la réalité du pain. Les philosophes mettent en doute la réalité du monde sensible. Mais c'est un doute purement verbal, qui n'entame pas la certitude, qui la rend même plus manifeste pour un esprit bien orienté. De même celui à qui Dieu a révélé sa réalité peut sans inconvénient mettre cette réalité en doute. C'est un doute purement verbal, un exercice utile à la santé de l'intelligence. Ce qui est un crime de trahison, même avant une telle révélation, bien plus encore après, c'est de mettre en doute que Dieu soit la seule chose qui mérite d'être aimée. C'est de détourner le regard. L'amour est le regard de l'âme. C'est de s'arrêter un instant, d'attendre et d'écouter. 
Électre ne cherche pas Oreste, elle l'attend. Quand elle croit qu'il n'existe plus, que nulle part au monde il n'y a rien qui soit Oreste, elle ne se rapproche pas pour cela de son entourage. Elle s'en écarte avec davantage de répulsion. Elle aime mieux l'absence d'Oreste que la présence de quoi que ce soit d'autre. Oreste devait la délivrer de son esclavage, des haillons, du travail servile, de la saleté, de la faim, des coups et d'humiliations innombrables. Elle n'espère plus cela. Mais elle ne songe pas un instant à user de l'autre procédé qui peut lui procurer une vie luxueuse et honorée, le procédé de la réconciliation avec les plus forts. Elle ne veut pas obtenir l'abondance et la considération si ce n'est pas Oreste qui les lui procure. Elle n'accorde pas même une pensée à ces choses. Tout ce qu'elle désire, c'est de ne pas exister dès lors qu'Oreste n'existe pas. 
A ce moment Oreste n'y tient plus. Il ne peut s'empêcher de se nommer. Il donne la preuve certaine qu'il est Oreste. Électre le voit, elle l'entend, elle le touche. Elle ne se demandera plus si son sauveur existe. 
Celui à qui est arrivée l'aventure d'Électre, celui qui a vu, entendu et touché, avec l'âme elle-même, celui-là reconnaît en Dieu la réalité de ces amours indirects qui étaient comme des reflets. Dieu est la pure beauté. C'est là chose incompréhensible, car la beauté est sensible par essence. Parler d'une beauté non sensible, cela parait un abus de langage à qui- 
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conque a dans l'esprit quelque exigence de rigueur; et avec raison. La beauté est toujours un miracle. Mais il y a miracle au second degré quand une âme reçoit une impression de beauté non sensible, s'il s'agit non d'une abstraction, mais d'une impression réelle et directe comme celle que cause un chant au moment où il se fait entendre. Tout se passe comme si, par l'effet d'une faveur miraculeuse, il était devenu manifeste à la sensibilité elle-même que le silence n'est pas absence de sons, mais une chose infiniment plus réelle que les sons, et le siège d'une harmonie plus parfaite que la plus belle dont les sons combinés soient susceptibles. Encore y a-t-il des degrés dans le silence. Il y a un silence dans la beauté de l'univers qui est comme un bruit par rapport au silence de Dieu. 
Dieu est aussi le véritable prochain. Le terme de personne ne s'applique avec propriété qu'à Dieu, et aussi le terme d'impersonnel. Dieu est celui qui se penche sur nous, nous malheureux réduits à n'être qu'un peu de chair inerte et saignante. Mais en même temps il est en quelque sorte aussi ce malheureux qui nous apparaît seulement sous l'aspect d'un corps inanimé d'où il semble que toute pensée soit absente, ce malheureux dont nul ne connaît ni le rang ni le nom. Le corps inanimé, c'est cet univers créé. L'amour que nous devons à Dieu, et qui serait notre perfection suprême si nous pouvions l'atteindre, est le modèle divin à la fois de la gratitude et de la compassion. 
Dieu est aussi l'ami par excellence. Pour qu'il y ait entre lui et nous, à travers la distance infinie, quelque chose comme une égalité, il a voulu mettre dans ses créatures un absolu, la liberté absolue de consentir ou non à l'orientation qu'il nous imprime vers lui. H a aussi étendu nos possibilités d'erreur et de mensonge jusqu'à nous laisser la faculté de dominer faussement en imagination non seulement l'univers et les hommes, mais aussi Dieu lui-même, tant que nous ne savons pas faire un juste usage de ce nom. Il nous a donné cette faculté d'illusion infinie pour que nous ayons le pouvoir d'y renoncer par amour. 
Enfin le contact avec Dieu est le véritable sacrement. 
Mais on peut être presque sûr que ceux chez qui l'amour de Dieu a fait disparaître les amours purs d'ici-bas sont de faux amis de Dieu. 
Le prochain, les amis, les cérémonies religieuses, la beauté du monde ne tombent pas au rang des choses irréelles après le contact direct entre l'àme et Dieu. Au contraire, c'est alors seulement que ces choses deviennent réelles. Auparavant c'étaient des demi-rêves. Auparavant, il n'y avait aucune réalité. 

[note précédant les lettres au P. Perrin:]

C'est à Hélène Honnorat, soeur de Pierre Honnorat, qui avait été camarack d.4ndré Weil à l'École normale, que Simone Weil dut d'être introduite dans les milieux catholiques marseillais. Et c'est par l'entremise de cette jeune femme que, un peu plus tard, elle fait la connaissance du Père Perrin, dominicain. «[Elle] fut impressionnée par la rencontre de ce prêtre presque aveugle, qui était alors d'une maigreur ascétique et qui parlait avec une grande douceur. Il lui inspira immédiatement con iance et amitié. Elle prit l'habitude d'aller le voir. » (8. Pétremen4 op. cit., vol II). Ce.fut très probablement lui qui jeta Simone Weil dans ces infinies controverses relatives à un éventuel baptême et aux conditions requises pour entrer dans l'Église. En venant voir ce dominicain, c'est à un spécialiste des questions religieuses gtt'elle comptait s'adresser. La question du baptême ne l'e fleurait même pas. 
L'accueil qu'il lui fi la patience qui fut la sienne, la bonté qu'il lui témoigna, la touchèrent au plus profond, attirant ces confidences, inhabituelles chez elle, qui mettent à nu sa sensibilité. «Ma situation à votre égard est semblable à celle d'un mendiant [...] qui pendant un an serait allé de temps à autre dans une maison prospère chercher du pain, et qui pour la première fois de sa vie n'y aurait pas subi d'humiliations... » Il s'agit de l'ultime lettre, il est vrai, écrite de Casablanca quelques jours avant le grand départ. Certaines choses peuvent alors être dites, ou écrites, qui n'auraient pu être proférées autrement. Le Père Perrin fut le seul être humain qui ne l'ait jamais blessée à travers ses attitudes ou ses propos. Elle le plaçait très haut, en parlait avec chaleur à ses amis et le tenait pour un saint. 

AUTOBIOGRAPHIE SPIRITUELLE    MARSEILLE, 14 MAI 1 9 4 2 
A lire pour commencer. P.-S. 
Cette lettre est effroyablement longue - mais comme il n'y a pas lieu d'y répondre - d'autant moins que je serai sans doute partie - vous avez des années devant vous, si vous voulez, pour en prendre connaissance. Prenez-en connaissance, quand même, un jour ou l'autre. 

Mon Père, 
Avant de partir je veux encore vous parler, pour la dernière fois peut-être, car de là-bas je ne ferai sans doute que vous envoyer parfois de mes nouvelles pour avoir des vôtres. 
Je vous ai dit que j'avais une dette immense envers vous. Je veux tâcher de vous dire exactement et honnêtement en quoi elle consiste. Je pense que si vous pouviez vraiment comprendre quelle est ma situation spirituelle vous n'auriez aucun chagrin de ne pas m'avoir amenée au baptême. Mais je ne sais si c'est possible pour vous. 
Vous ne m'avez pas apporté l'inspiration chrétienne ni le Christ; car quand je vous ai rencontré cela n'était plus à faire, c'était fait, sans l'entremise d'aucun être humain. S'il n'en avait pas été ainsi, si je n'avais pas déjà été prise, non seulement implicitement, mais consciemment, vous ne m'auriez rien donné, car je n'aurais rien reçu de vous. Mon amitié pour vous aurait été une raison pour moi de refuser votre message, car j'aurais eu peur des possibilités d'erreur et d'illusion impliquées par une influence humaine dans le domaine des choses divines. 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
Je peux dire que dans toute ma vie je n'ai jamais, à aucun moment, cherché Dieu. Pour cette raison peut-être, sans doute trop subjective, c'est une expression que je n'aime pas et qui me parait fausse. Dès l'adolescence j'ai pensé que le problème de Dieu est un problème dont les données manquent ici-bas et que la seule méthode certaine pour éviter de le résoudre à faux, ce qui me semblait le plus grand mal possible, était de ne pas le poser. Ainsi je ne le posais pas. Je n'affirmais ni ne niais. Il me paraissait inutile de résoudre ce problème, car je pensais qu'étant en ce monde notre affaire était d'adopter la meilleure attitude à l'égard des problèmes de ce monde, et que cette attitude ne dépendait pas de la solution du problème de Dieu. C'était vrai du moins pour moi, car je n'ai jamais hésité dans ce choix d'une attitude; j'ai toujours adopté comme seule attitude possible l'attitude chrétienne. Je suis pour ainsi dire née, j'ai grandi, je suis toujours demeurée dans l'inspiration chrétienne. Alors que le nom même de Dieu n'avait aucune part dans mes pensées, j'avais à l'égard des problèmes de ce monde et de cette vie .la conception chrétienne d'une manière explicite, rigoureuse, avec les notions les plus spécifiques qu'elle comporte. Certaines de ces notions sont en moi aussi loin que mes souvenirs remontent. Pour d'autres je sais quand, de quelle manière et sous quelle forme elles se sont imposées à moi. 
Par exemple je me suis toujours interdit de penser à une vie future, mais j'ai toujours cru que l'instant de la mort est la norme et le but de la vie. Je pensais que pour ceux qui vivent comme il convient, c'est l'instant où pour une fraction infinitésimale du temps la vérité pure, nue, certaine, éternelle entre dans l'âme. Je peux dire que jamais je n'ai désiré pour moi un autre bien. Je pensais que la vie qui mène à ce bien n'est pas définie seulement par la morale commune, mais que pour chacun elle consiste en une succession d'actes et d'événements qui lui est rigoureusement personnelle, et tellement obligatoire que celui qui passe à côté manque le but. Telle était pour moi la notion de vocation. Je voyais le critérium des actions imposées par la vocation dans une impulsion essentiellement et manifestement différente de celles qui procèdent de la sensibilité ou de la raison, et ne pas suivre une telle impulsion, quand elle surgissait, même si elle ordonnait des impossibilités, me paraissait le plus grand des malheurs. C'est ainsi que je concevais l'obéissance, et j'ai mis cette conception à l'épreuve quand je suis entrée et suis demeurée en usine, alors que je me trouvais dans cet état de douleur intense et ininterrompue que je vous ai récemment avoué. La plus belle vie possible m'a toujours paru être celle où tout est déterminé soit par la contrainte des circonstances soit par de telles impulsions, et où il n'y a jamais place pour aucun choix. 
À quatorze ans je suis tombée dans un de ces désespoirs sans fond de l'adolescence, et j'ai sérieusement pensé à mourir, à cause de la médiocrité de 
AUTOBIOGRAPHIE SPIRITUELLE 
mes facultés naturelles. Les dons extraordinaires de mon frère, qui a eu une enfance et une jeunesse comparables à celles de Pascal, me forçaient à en avoir conscience. Je ne regrettais pas les succès extérieurs, mais de ne pouvoir espérer aucun accès à ce royaume transcendant où les hommes authentiquement grands sont seuls à entrer et où habite la vérité. J'aimais mieux mourir que de vivre sans elle. Après des mois de ténèbres intérieures j'ai eu soudain et pourtoujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre. Il devient ainsi lui aussi un génie, même si faute de talent ce génie ne peut pas être visible à l'extérieur. Plus tard, quand les maux de tête ont fait peser sur le peu de facultés que je possède une paralysie que très vite j'ai supposée probablement définitive, cette même certitude m'a fait persévérer pendant dix ans dans des efforts d'attention que ne soutenait presque aucun espoir de résultats. 
Sous le nom de vérité j'englobais aussi la beauté, la vertu et toute espèce de bien, de sorte qu'il s'agissait pour moi d'une conception du rapport entre la grâce et le désir. La certitude que j'avais reçue, c'était que quand on désire du pain on ne reçoit pas des pierres. Mais en ce temps je n'avais pas lu l'Évangile. 
Autant j'étais certaine que le désir possède par lui-même une efficacité dans ce domaine du bien spirituel sous toutes ses formes, autant je croyais pouvoir l'être aussi qu'il n'est efficace dans aucun autre domaine. 
Quant à l'esprit de pauvreté, je ne me rappelle pas de moment où il n'ait pas été en moi, dans la mesure, malheureusement faible, où cela était compatible avec mon imperfection. Je me suis éprise de saint François dès que j'ai eu connaissance de lui. J'ai toujours cru et espéré que le sort me pousserait un jour par contrainte dans cet état de vagabondage et de mendicité où il est entré librement. Je ne pensais pas parvenir à l'âge que j'ai sans être au moins passée par là. Il en est de même d'ailleurs pour la prison. 
J'ai eu aussi dès la première enfance la notion chrétienne de charité du prochain, à laquelle je donnais ce nom de justice qu'elle a dans plusieurs endroits de l'ßvangile, et qui est si beau. Vous savez que sur ce point, depuis, j'ai gravement défailli plusieurs fois. 
Le devoir d'acceptation à l'égard de la volonté de Dieu, quelle qu'elle puisse être, s'est imposé à mon esprit comme le premier et le plus nécessaire de tous, celui auquel on ne peut manquer sans se déshonorer, dès que je l'ai trouvé exposé dans Marc Aurèle sous la forme de l'amorfati stoïcien. 
La notion de pureté, avec tout ce que ce mot peut impliquer pour un chrétien, s'est emparée de moi à seize ans, après que j'avais traversé pendant quelques mois les inquiétudes sentimentales naturelles à l'adolescence.	 
L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
Cette notion m'est apparue dans la contemplation d'un paysage de montagne, et peu à peu s'est imposée d'une manière irrésistible. 
Bien entendu, je savais très bien que ma conception de la vie était chrétienne. C'est pourquoi il ne m'est jamais venu à l'esprit que je pourrais entrer dans le christianisme. J'avais l'impression d'être née à l'intérieur. Mais ajouter à cette conception de la vie le dogme lui-même, sans y être contrainte par une évidence, m'aurait paru un manque de probité. J'aurais cru même manquer de probité en me posant comme un problème la question de la vérité du dogme, ou même simplement en désirant parvenir à une conviction à ce sujet. J'ai de la probité intellectuelle une notion extrêmement rigoureuse, au point que je n'ai jamais rencontré personne qui ne m'ait paru en manquer à plus d'un égard; et je crains toujours d'en manquer moi-même. 
M'abstenant ainsi du dogme, j'étais empêchée par une sorte de pudeur d'aller dans les églises, où pourtant j'aimais me trouver. Pourtant j'ai eu trois contacts avec le catholicisme qui ont vraiment compté. 
Après mon année d'usine, avant de reprendre l'enseignement, mes parents m'avaient emmenée au Portugal, et là je les ai quittés pour aller seule dans un petit village. J'avais l'âme et le corps en quelque sorte en morceaux. Ce contact avec le malheur avait tué ma jeunesse. Jusque-là je n'avais pas eu l'expérience du malheur, sinon le mien propre, qui, étant le mien, me paraissait de peu d'importance, et qui d'ailleurs n'était qu'un demi-malheur, étant biologique et non sociaL Je savais bien qu'il y avait beaucoup de malheur dans le monde, j'en étais obsédée, mais je ne l'avais jamais constaté par un contact prolongé. Étant en usine, confondue aux yeux de tous et à mes propres yeux avec la masse anonyme, le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon Arne. Rien ne m'en séparait, car j'avais réellement oublié mon passé et je n'attendais aucun avenir, pouvant difficilement imaginer la possibilité de survivre à ces fatigues. Ce que j'ai subi là m'a marquée d'une manière si durable qu'aujourd'hui encore, lorsqu'un être humain, quel qu'il soit, dans n'importe quelles circonstances, me parle sans brutalité, je ne peux pas m'empêcher d'avoir l'impression qu'il doit y avoir erreur et que l'erreur va sans doute malheureusement se dissiper. J'ai reçu là pour toujours la marque de l'esclavage, comme la marque au fer rouge que les Romains mettaient au front de leurs esclaves les plus méprisés. Depuis je me suis toujours regardée comme une esclave. 
Étant dans cet état d'esprit, et dans un état physique misérable, je suis entrée dans ce petit village portugais, qui était, hélas, très misérable aussi, seule, le soir, sous la pleine lune, le jour même de la fête patronale. C'était au bord de la mer. Les femmes des pêcheurs faisaient le tour des barques, en procession, portant des cierges, et chantaient des cantiques certaine- 
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ment très anciens, d'une tristesse déchirante. Rien ne peut en donner une idée. Je n'ai jamais rien entendu de si poignant, sinon le chant des haleurs de la Volga. Là j'ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres. 
En 1937 j'ai passé à Assise deux jours merveilleux. Là, étant seule dans la petite chapelle romane du xtte siècle de Santa Maria degli Angeli, incomparable merveille de pureté, où saint François a prié bien souvent, quelque chose de plus fort que moi m'a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux. 
En 1938 j'ai passé dix jours à Solesmes, du dimanche des Rameaux au mardi de Pâques, en suivant tous les offices. J'avais des maux de tête intenses; chaque son me faisait mal comme un coup; et un extrême effort d'attention me permettait de sortir hors de cette misérable chair, de la laisser souffrir seule, tassée dans son coin, et de trouver une joie pure et parfaite dans la beauté inouïe du chant et des paroles. Cette expérience m'a permis par analogie de mieux comprendre la possibilité d'aimer l'amour divin à travers le malheur. Il va de soi qu'au cours de ces offices la pensée de la Passion du Christ est entrée en moi une fois pour toutes. 
H y avait là un jeune Anglais catholique qui m'a donné pour la première fois l'idée d'une vertu surnaturelle des sacrements, par l'éclat véritablement angélique dont il paraissait revêtu après avoir communié. Le hasard - car j'aime toujours mieux dire hasard que Providence - a fait de lui, pour moi, vraiment un messager. Car il m'a fait connaître l'existence de ces poètes anglais du xvile siècle qu'on nomme métaphysiques. Plus tard, en les lisant, j'y ai découvert le poème dont je vous ai lu une traduction malheureusement bien insuffisante, celui qui est intitulé Amour. Je l'ai appris par coeur. Souvent, au moment culminant des crises violentes de maux de tête, je me suis exercée à le réciter en y appliquant toute mon attention et en adhérant de toute mon âme à la tendresse qu'il enferme. Je croyais le réciter seulement comme un beau poème, mais à mon insu cette récitation avait la vertu d'une prière. C'est au cours d'une de ces récitations que, comme je vous l'ai écrit, le Christ lui-même est descendu et m'a prise. 
Dans mes raisonnements sur l'insolubilité du problème de Dieu, je n'avais pas prévu la possibilité de cela, d'un contact réel, de personne à personne, ici-bas, entre un être humain et Dieu. J'avais vaguement entendu parler de choses de ce genre, mais je n'y avais jamais cru. Dans les Fioretti les histoires d'apparition me rebutaient plutôt qu'autre chose, comme les miracles dans l'Évangile. D'ailleurs dans cette soudaine emprise du Christ sur moi, ni les sens ni l'imagination n'ont eu aucune part; j'ai seulement 
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senti à travers la souffrance la présence d'un amour analogue à celui qu'on lit dans le sourire d'un visage aimé. 
Je n'avais jamais Iu de mystiques, parce que je n'avais jamais rien senti qui m'ordonnât de les lire. Dans les lectures aussi je me suis toujours efforcée de pratiquer l'obéissance. II n'y a rien de plus favorable au progrès intellectuel, car je ne lis autant que possible que ce dont j'ai faim, au moment où j'en ai faim, et alors je ne lis pas, je mange. Dieu m'avait miséricordieu-sement empêchée de lire les mystiques, afin qu'il me flat évident que je n'avais pas fabriqué ce contact absolument inattendu. 
Pourtant j'ai encore à moitié refusé, non mon amour, mais mon intelligence. Car il me paraissait certain, et je le crois encore aujourd'hui, qu'on ne peut jamais trop résister à Dieu si on le fait par pur souci de la vérité. Le Christ aime qu'on lui préfère la vérité, car avant d'être le Christ il est la vérité. Si on se détourne de lui pour aller vers la vérité, on ne fera pas un long chemin sans tomber dans ses bras. 
C'est après cela que j'ai senti que Platon est un mystique, que toute l'Iliade est baignée de lumière chrétienne, et que Dionysos et Osiris sont d'une certaine manière le Christ lui-même; et mon amour en a été redoublé. 
Je ne me demandais jamais si Jésus a été ou non une incarnation de Dieu; mais en fait j'étais incapable de penser à lui sans le penser comme Dieu. Au printemps 1940 j'ai lu la Bhagavad-Gttd. Chose singulière, c'est en lisant ces paroles merveilleuses et d'un son tellement chrétien, mises dans la bouche d'une incarnation de Dieu, que j'ai senti avec force que nous devons à la vérité religieuse bien autre chose que l'adhésion accordée à un beau poème, une espèce d'adhésion bien autrement catégorique. 
Pourtant je ne croyais pas pouvoir même me poser la question du baptême. Je sentais que je ne pouvais pas honnêtement abandonner mes sentiments concernant les religions non chrétiennes et concernant Israël — et en effet le temps et la méditation n'ont fait que les renforcer — et je croyais que c'était un obstacle absolu. Je n'imaginais pas la possibilité qu'un prêtre pût même songer à m'accorder le baptême. Si je ne vous avais pas rencontré, je ne me serais jamais posé le problème du baptême comme un problème pratique. 
Pendant toute cette progression spirituelle je n'ai jamais prié. Je craignais le pouvoir de suggestion de la prière, ce pouvoir pour lequel Pascal la recommande. La méthode de Pascal me parait une des plus mauvaises possibles pour arriver à la foi. 
Le contact avec vous n'a pu me persuader de prier. Au contraire le danger me paraissait d'autant plus à craindre que j'avais à me méfier aussi du pouvoir de suggestion de mon amitié pour vous. En même temps j'étais très gênée de ne pas prier et de ne pas vous le dire. Et je savais que je ne pou- 
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vais pas vous le dire sans vous induire tout à fait en erreur à mon égard. À ce moment je n'aurais pas pu vous faire comprendre. 
Jusqu'en septembre dernier il ne m'était jamais arrivé dans ma vie de prier même une seule fois, du moins au sens littéral du mot. Jamais je n'avais tout haut ou mentalement adressé de paroles à Dieu. Jamais je n'avais prononcé une prière liturgique. Il m'était arrivé parfois de me réciter le Salve Regina, mais seulement comme un beau poème. 
L'été dernier, faisant du grec avec Thibon, je lui avais fait le mot à mot du Pater en grec. Nous nous étions promis de l'apprendre par coeur. Je crois qu'il ne l'a pas fait. Moi non plus, sur le moment. Mais quelques semaines plus tard, feuilletant l'Évangile, je me suis dit que puisque je me l'étais promis et que c'était bien, je devais le faire. Je l'ai fait. La douceur infinie de ce texte grec m'a alors tellement prise que pendant quelques jours je ne pouvais m'empêcher de me le réciter continuellement. Une semaine après j'ai commencé la vendange. Je récitais le Pater en grec chaque jour avant le travail, et je l'ai répété bien souvent dans la vigne. 
Depuis lors je me suis imposé pour unique pratique de le réciter une fois chaque matin avec une attention absolue. Si pendant la récitation mon attention s'égare ou s'endort, fût-ce d'une manière infinitésimale, je recoin-mence jusqu'à ce que j'aie obtenu une fois une attention absolument pure. Il m'arrive alors parfois de recommencer une fois encore par pur plaisir, mais je ne le fais que si le désir me pousse. 
La vertu de cette pratique est extraordinaire et me surprend chaque fois, car quoique je l'éprouve chaque jour elle dépasse chaque fois mon attente. Parfois les premiers mots déjà arrachent ma pensée à mon corps et la transportent en un lieu hors de l'espace d'où il n'y a ni perspective ni point de vue. L'espace s'ouvre. L'infinité de l'espace ordinaire de la perception est remplacée par une infinité à la deuxième ou quelquefois troisième puissance. En même temps cette infinité d'infinité s'emplit de part en part de silence, un silence qui n'est pas une absence de son, qui est l'objet d'une sensation positive, plus positive que celle d'un son. Les bruits, s'il y en a, ne me parviennent qu'après avoir traversé ce silence. 
Parfois aussi, pendant cette récitation ou à d'autres moments, le Christ est présent en personne, mais d'une présence infiniment plus réelle, plus poignante, plus claire et plus pleine d'amour que cette première fois où il m'a prise. 
Jamais je n'aurais pu prendre sur moi de vous dire tout cela sans le fait que je pars. Et comme je pars avec plus ou moins la pensée d'une mort probable, il me semble que je n'ai pas le droit de taire ces choses. Car après tout, dans tout cela il ne s'agit pas de moi. II ne s'agit que de Dieu. Je n'y suis vraiment pour rien. Si on pouvait supposer des erreurs en Dieu, je 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
penserais que tout cela est tombé sur moi par erreur. Mais peut-être que Dieu se plaît à utiliser les déchets, les pièces loupées, les objets de rebut. Après tout, le pain de l'hostie serait-il moisi, il devient quand même le Corps du Christ, après que le prêtre l'a consacré. Seulement il ne peut pas le refuser, au lieu que nous, nous pouvons désobéir. Il me semble parfois qu'étant traitée d'une manière si miséricordieuse, tout péché de ma part doit être un péché mortel. Et j'en commets sans cesse. 
Je vous ai dit que vous êtes pour moi quelque chose à la fois comme un père et comme un frère. Mais ces mots n'expriment qu'une analogie. Peut-être au fond correspondent-ils seulement à un sentiment d'affection, de reconnaissance et d'admiration. Car quant à la direction spirituelle de mon áme, je pense que Dieu lui-même l'a prise en main dès le début et la conserve. 
Cela ne m'empêche pas d'avoir envers vous la plus grande dette que je puisse avoir contractée envers un être humain. Voici exactement en quoi elle consiste. 
D'abord vous m'avez dit une fois, au début de nos relations, une parole qui est allée jusqu'au fond de moi-même. Vous m'avez dit: «Faites bien attention, car si vous passiez à coté d'une grande chose par votre faute, ce serait dommage.» 
Cela m'a fait apercevoir un nouvel aspect du devoir de probité intellectuelle. Jusque-là je ne l'avais conçu que contre la foi. Cela semble horrible, mais ne l'est pas, au contraire. Cela tenait à ce que je sentais tout mon amour du côté de la foi. Vos paroles m'ont fait penser que peut-être il y avait en moi, à mon insu, des obstacles impurs à la foi, des préjugés, des habitudes. J'ai senti qu'après m'être dit seulement pendant tant d'années « Peut-être que tout cela n'est pas vrai » je devais, non pas cesser de me le dire - j'ai soin de me le dire très souvent encore à présent - mais joindre à cette formule la formule contraire, «Peut-être que tout cela est vrai », et les faire alterner. 
En même temps, en faisant pour moi de la question du baptême un problème pratique, vous m'avez forcée à regarder en face, longtemps, de tout près, avec la plénitude de l'attention, la foi, les dogmes et les sacrements, comme des choses envers lesquelles j'avais des obligations qu'il me fallait discerner et accomplir. Je ne l'aurais jamais fait autrement, et cela m'était indispensable. 
Mais votre plus grand bienfait a été d'un autre ordre. En vous emparant de mon amitié par votre charité, dont je n'avais jamais rencontré l'équivalent, vous m'avez fourni la source d'inspiration la plus puissante et la plus pure qu'on puisse trouver parmi les choses humaines. Car rien parmi les choses humaines n'est aussi puissant, pour maintenir le regard appliqué toujours plus intensément sur Dieu, que l'amitié pour les amis de Dieu. 
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AUTOBIOGRAPHIE SPIRITUELLE 
Rien ne me fait mieux mesurer l'étendue de votre charité que le fait que vous m'avez tolérée si longtemps et avec tant de douceur. J'ai l'air de plaisanter, mais ce n'est pas le cas. Il est vrai que vous n'avez pas les mêmes motifs que moi-même (ceux que je vous ai écrits l'autre jour) pour éprouver de la haine et de la répulsion pour moi. Mais pourtant votre patience à mon égard ne me paraît pouvoir provenir que d'une générosité surnaturelle. 
JJe n'ai pu m'empêcher de vous causer la plus grande déception qu'il ait été en mon pouvoir de vous causer. Mais jusqu'à maintenant, bien que je me sois souvent posé la question pendant la prière, pendant la messe, ou à la lumière du rayonnement qui reste dans l'âme après la messe, je n'ai jamais eu même une fois, même une seconde, la sensation que Dieu me veut dans l'Église. Je n'ai jamais eu même une fois une sensation d'incertitude. Je crois qu'à présent on peut enfin conclure que Dieu ne me veut pas dans l'Église. N'ayez donc aucun regret. 
Il ne le veut pas jusqu'ici du moins. Mais sauf erreur il me semble que sa volonté est que je reste au dehors à l'avenir aussi, sauf peut-être au moment de la mort. Pourtant je suis toujours prête à obéir à tout ordre quel qu'il soit. J'obéirais avec joie à l'ordre d'aller au centre même de l'enfer et d'y demeurer éternellement. Je ne veux pas dire, bien entendu, que j'ai une préférence pour des ordres de ce genre. Je n'ai pas cette perversité. 
Le christianisme doit contenir en lui toutes les vocations sans exception, puisqu'il est catholique. Par suite l'Église aussi. Mais à mes yeux le christianisme est catholique en droit et non en fait. Tant de choses sont hors de lui, tant de choses que j'aime et ne veux pas abandonner, tant de choses que Dieu aime, car autrement elles seraient sans existence. Toute l'immense étendue des siècles passés, excepté les vingt derniers; tous les pays habités par des races de couleur; toute la vie profane dans les pays de race blanche; dans l'histoire de ces pays, toutes les traditions accusées d'hérésie, comme la tradition manichéenne et albigeoise; toutes les choses issues de la Renaissance, trop souvent dégradées, mais non tout à fait sans valeur. 
Le christianisme étant catholique en droit et non en fait, je regarde comme légitime de ma part d'être membre de l'Église en droit et non en fait, non seulement pour un temps, mais le cas échéant toute ma vie. 
Mais ce n'est pas seulement légitime. Tant que Dieu ne me donnera pas la certitude qu'il m'ordonne le contraire, je pense que c'est pour moi un devoir. Je pense, et vous aussi, que l'obligation des deux ou trois prochaines années, obligation tellement stricte qu'on ne peut presque y manquer sans trahison, est de faire apparaître au public la possibilité d'un christianisme vraiment incarné. Jamais, dans toute l'histoire actuellement connue, il n'y a eu d'époque où les àmes aient été tellement en péril qu'aujourd'hui à tra- 
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vers tout le globe terrestre. Il faut de nouveau élever le serpent d'airain pour que quiconque jette les yeux sur lui soit sauvé. 
Mais tout est tellement lié à tout que le christianisme ne peut être vraiment incarné que s'il est catholique, au sens que je viens de définir. Comment pourrait-il circuler à travers toute la chair des nations d'Europe s'il ne contient pas en lui-même tout, absolument tout? Sauf le mensonge, bien entendu. Mais en tout ce qui est, il y a la plupart du temps davantage de vérité que de mensonge. 
Ayant un sentiment si intense, si douloureux de cette urgence, je trahirais la vérité, c'est-à-dire l'aspect de la vérité que j'aperçois, si je quittais le point où je me trouve depuis la naissance, à l'intersection du christianisme et de tout ce qui n'est pas lui. 
Je suis toujours demeurée sur ce point précis, au seuil de l'Église, sans bouger, immobile, en hupomene (c'est un mot tellement plus beau que patientiat); seulement maintenant mon coeur a été transporté, pour toujours, j'espère, dans le Saint-Sacrement exposé sur l'autel. 
Vous voyez que je suis bien loin des pensées que H... m'attribuait avec beaucoup de bonnes intentions. Je suis loin aussi d'éprouver aucun tourment. 
Si j'ai de la tristesse, cela vient d'abord de la tristesse permanente que le sort a imprimée pour toujours dans ma sensibilité à laquelle les joies les plus grandes, les plus pures, peuvent seulement se superposer, et cela au prix d'un effort de l'attention; puis de mes misérables et continuels péchés; puis de tous les malheurs de cette époque et de tous ceux de tous les siècles passés. 
Je pense que vous devez comprendre que je vous aie toujours résisté; si toutefois, étant prêtre, vous pouvez admettre qu'une vocation authentique empêche d'entrer dans l'Église. 
Autrement il restera une barrière d'incompréhension entre nous, soit que l'erreur soit de ma part ou de la votre. Cela me ferait du chagrin du point de vue de mon amitié pour vous, parce qu'en ce cas, pour vous, le bilan des efforts et des désirs provoqués par votre charité envers moi serait une déception. Et quoiqu'il n'y ait pas de ma faute, je ne pourrais m'empêcher de m'accuser d'ingratitude. Car, encore une fois, ma dette envers vous dépasse toute mesure. 
Je voudrais appeler votre attention sur un point. C'est qu'il y a un obstacle absolument infranchissable à l'incarnation du christianisme. C'est l'usage des deux petits mots anathema sit. Non pas leur existence, mais l'usage qu'on en a fait jusqu'ici. C'est cela aussi qui m'empêche de franchir le seuil de l'Église. Je reste au côté de toutes les choses qui ne peuvent pas entrer dans l'Église, ce réceptacle universel, à cause de ces deux petits mots. Je reste d'autant plus à leur côté que ma propre intelligence est du nombre. L'incarnation du christianisme implique une solution harmonieuse du pro- 
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blême des relations entre individus et collectivité. Harmonie au sens pythagoricien; juste équilibre des contraires. Cette solution est ce dont les hommes ont soif précisément aujourd'hui. 
La situation de l'intelligence est la pierre de touche de cette harmonie, parce que l'intelligence est la chose spécifiquement, rigoureusement individuelle. Cette harmonie existe partout où l'intelligence, demeurant à sa place, joue sans entraves et emplit la plénitude de sa fonction. C'est ce que saint Thomas dit admirablement de toutes les parties de l'äme du Christ, à propos de sa sensibilité à la douleur pendant la crucifixion. 
La fonction propre de l'intelligence exige une liberté totale, impliquant le droit de tout nier, et aucune domination. Partout où elle usurpe un commandement, il y a un excès d'individualisme. Partout où elle est mal à l'aise, il y a une collectivité oppressive, ou plusieurs. 
L'Église et l'État doivent la punir, chacun à sa manière propre, quand elle conseille des actes qu'ils désapprouvent. Quand elle reste dans le domaine de la spéculation purement théorique, ils ont encore le devoir, le cas échéant, de mettre le public en garde, par tous les moyens efficaces, contre le danger d'une influence pratique de certaines spéculations dans la conduite de la vie. Mais quelles que soient ces spéculations théoriques, l'Église et l'État n'ont le droit ni de chercher à les étouffer, ni d'infliger à leurs auteurs aucun dommage matériel ou moral. Notamment on ne doit pas les priver des sacrements s'ils les désirent. Car quoi qu'ils aient dit, quand même ils auraient publiquement nié l'existence de Dieu, ils n'ont peut-être commis aucun péché. En pareil cas, l'Église doit déclarer qu'ils sont dans l'erreur, mais non pas exiger d'eux quoi que ce soit qui ressemble à un désaveu de ce qu'ils ont dit, ni les priver du Pain de vie. 
Une collectivité est gardienne du dogme; et le dogme est un objet de contemplation pour l'amour, la foi et l'intelligence, trois facultés strictement individuelles. D'où un malaise de l'individu dans le christianisme, presque depuis l'origine, et notamment un malaise de l'intelligence. On ne peut le nier. 
Le Christ lui-même, qui est la Vérité elle-même, s'il parlait devant une assemblée, telle qu'un concile, ne lui tiendrait pas le langage qu'il tenait en tête à tête à son ami bien-aimé, et sans doute en confrontant des phrases on pourrait avec vraisemblance l'accuser de contradiction et de mensonge. Car par une de ces lois de la nature que Dieu lui-même respecte, du fait qu'il les veut de toute éternité, il y a deux langages tout à fait distincts, quoique composés des mêmes mots, le langage collectif et le langage individuel. Le Consolateur que le Christ nous envoie, l'Esprit de vérité, parle selon l'occasion l'un ou l'autre langage, et par nécessité de nature il n'y a pas concordance. 
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vers la dégradation, la souillure et la détresse, mais dans une joie, une pureté et une douceur ininterrompue. C'est pourquoi je peux me permettre de souhaiter que même si vous avez un jour l'honneur de mourir pour le Seigneur d'une mort violente, ce soit dans la joie et sans aucune angoisse; et que seules trois des béatitudes (mites, mundo corde, pacjfici) s'appliquent à vous. Toutes les autres enferment plus ou moins des souffrances. 
Ce voeu n'est pas dû seulement à la faiblesse de l'amitié humaine. Pour n'importe quel être humain pris en particulier, je trouve toujours des raisons de conclure que le malheur ne lui convient pas, soit qu'il me paraisse trop médiocre pour une chose si grande, ou au contraire trop précieux pour être détruit On ne peut manquer plus gravement au second des deux commandements essentiels. Et quant au premier, j'y manque d'une manière encore bien plus horrible, car toutes les fois que je pense à la crucifixion du Christ, je commets le péché d'envie. 
Croyez, plus que jamais et pour toujours, à mon amitié filiale et tendrement reconnaissante. 
Simone Weil. 

DERNIÈRES PENSÉES CASABLANCA, 26 MAI 1 9 4 2 
Mon Père, 
C'était un acte de bonté de votre part de m'avoir quand même écrit. Il m'a été précieux d'avoir quelques mots affectueux de vous au moment du départ. Vous m'avez cité des paroles de saint Paul splendides. Mais j'espère qu'en vous avouant ma misère je ne vous avais pas donné l'impression de méconnaître la miséricorde de Dieu. J'espère que je ne suis jamais tombée, que je ne tomberai jamais à ce degré de lâcheté et d'ingratitude. Je n'ai besoin d'aucune espérance, d'aucune promesse pour croire que Dieu est riche en miséricorde. Je connais cette richesse avec la certitude de l'expérience, je l'ai touchée. Ce que j'en connais par contact dépasse tellement ma capacité de compréhension et de gratitude que même la promesse de félicités futures ne pourrait rien y ajouter pour moi; de même que pour l'intelligence humaine l'addition de deux infinis n'est pas une addition. La miséricorde de Dieu est manifeste dans le malheur comme dans la joie, au même titre, plus encore peut-être, parce que sous cette forme elle n'a aucun analogue humain. La miséricorde de l'homme n'apparalt que dans le don de la joie ou bien dans l'infliction d'une douleur en vue d'effets extérieurs, guérison du corps ou éducation. Mais ce ne sont pas les effets extérieurs du malheur qui témoignent de la miséricorde divine. Les effets extérieurs du vrai malheur sont presque toujours mauvais. Quand on veut le dissimuler, on ment C'est dans le malheur lui-même que resplendit la miséricorde de Dieu. Tout au fond, au centre de son amertume inconsolable. Si on tombe en persévérant dans l'amour jusqu'au point où l'âme ne peut plus retenir le cri 
Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné», si on demeure en ce point sans cesser d'aimer, on finit par toucher quelque chose qui n'est plus le malheur, qui n'est pas la joie, qui est l'essence centrale, essentielle, pure, non sensible, commune à la joie et à la souffrance, et qui est l'amour même de Dieu. 
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On sait alors que la joie est la douceur du contact avec l'amour de Dieu, que le malheur est la blessure de ce même contact quand il est douloureux, et que le contact lui-même importe seul, non pas la modalité. 
De même, si on revoit un être très cher après une longue absence, les mots qu'on échange avec lui n'importent pas, mais seulement le son de sa voix qui nous assure de sa présence. 
La connaissance de cette présence de Dieu ne console pas, n'ôte rien à l'affreuse amertume du malheur, ne guérit pas la mutilation de l'âme. Mais on sait d'une manière certaine que l'amour de Dieu pour nous est la substance même de cette amertume et de cette mutilation. 
Je voudrais, par gratitude, être capable d'en laisser le témoignage. 
Le poète de l'Iliade a suffisamment aimé Dieu pour avoir cette capacité. Car c'est là la signification implicite du poème et l'unique source de sa beauté. Mais on ne l'a guère compris. 
Quand même il n'y aurait rien de plus pour nous que la vie d'ici-bas, quand même l'instant de la mort ne nous apporterait rien de nouveau, la surabondance infinie de la miséricorde divine est déjà secrètement présente ici-bas tout entière. 
Si, par une hypothèse absurde, je mourais sans jamais avoir commis de fautes graves et tombais néanmoins à ma mort au fond de l'enfer, je devrais quand même à Dieu une gratitude infinie pour son infinie miséricorde à cause de ma vie terrestre, et cela quoique je sois un objet si mal réussi. Même dans cette hypothèse je penserais quand même avoir reçu toute ma part dans la richesse de la miséricorde divine. Car dès ici-bas nous recevons la capacité d'aimer Dieu et de nous le représenter en toute certitude comme ayant pour substance la joie réelle, éternelle, parfaite et infinie. A travers les voiles de la chair nous recevons d'en haut des pressentiments d'éternité suffisants pour effacer à ce sujet tous les doutes. 
Que demander, que désirer de plus ? Une mère, une amante, ayant la certitude que son fils, que son amant est dans la joie, n'aurait pas en son coeur une pensée capable de demander ou désirer autre chose. Nous avons bien davantage. Ce que nous aimons est la joie parfaite elle-même. Quand on le sait, l'espérance même devient inutile, elle n'a plus de sens. La seule chose qui reste à espérer, c'est la grâce de ne pas désobéir ici-bas. Le reste n'est l'affaire que de Dieu et ne nous regarde pas. 
C'est pourquoi, bien que mon imagination, mutilée par une souffrance trop longue et ininterrompue, ne puisse pas recevoir la pensée du salut en tant que chose possible pour moi, il ne me manque rien. Ce que vous me dites à ce sujet ne peut avoir d'autre effet sur moi que de me persuader que vous avez vraiment pour moi quelque amitié. A cet égard voire lettre m'a été très précieuse. Elle n'a pu opérer autre chose en moi. Mais ce n'était pas nécessaire. 
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DERNIÈRES PENSÉES 
Je connais assez ma misérable faiblesse pour supposer qu'un peu de fortune contraire suffirait peut-être à emplir mon âme de souffrances au point de n'y laisser pendant longtemps aucune place pour les pensées que je viens de vous exprimer. Mais cela même importe pet'. La certitude n'est pas soumise aux états d'âme. La certitude est toujours en parfaite sécurité. Il y a seulement une occasion où je ne sais vraiment plus rien de cette certitude. C'est le contact avec le malheur d'autrui. Les indifférents et les inconnus aussi bien, peut-être même davantage, y compris ceux des siècles passés les plus lointains. Ce contact me fait si atrocement mal, me déchire tellement l'âme de part en part, que l'amour de Dieu m'en devient quelque temps presque impossible. Il s'en faut de bien peu que je ne dise impossible. Au point que cela m'inquiète pour moi. Je me rassure un peu en me souvenant que le Christ a pleuré en prévoyant les horreurs du sac de Jérusalem. J'espère qu'il pardonne à la compassion. 
Vous m'avez fait mal en m'écrivant que le jour de mon baptême serait pour vous une grande joie. Après avoir tant reçu de vous, il est ainsi en mon pouvoir de vous causer une joie; et pourtant il ne me vient pas même une seconde la pensée de le faire. Je n'y peux rien. Je crois vraiment qu'il n'y a que Dieu qui ait sur moi le pouvoir de m'empêcher de vous causer de la joie. 
Même à ne considérer que le plan des relations purement humaines, je vous dois une gratitude infinie. Je crois qu'excepté vous tous les êtres humains à qui il m'est jamais arrivé de donner, par mon amitié, le pouvoir de me faire facilement de la peine se sont parfois amusés à m'en faire, fréquemment ou rarement, consciemment ou inconsciemment, mais tous quelquefois. Là où je reconnaissais que c'était conscient, je prenais. un couteau et je coupais l'amitié, sans d'ailleurs prévenir l'intéressé. 
Ils ne se conduisaient pas ainsi par méchanceté, mais' par l'effet du phénomène bien connu qui pousse les poules, quand elles voient une poule blessée parmi elles, à se jeter dessus à coups de bec. 
Tous les hommes portent en eux cette nature animale. Elle détermine leur attitude à l'égard de leurs semblables avec ou sans leur connaissance et leur adhésion. Ainsi parfois sans que la pensée se rende compte de rien la nature animale dans un homme sent la mutilation de la nature animale dans un autre et réagit en conséquence. De même pour toutes les situations possibles et les réactions animales correspondantes. Cette nécessité mécanique tient tous les hommes à tous moments ; ils y échappent seulement à proportion de la place que tient dans leurs âmes le surnaturel authentique. Le discernement même partiel est très difficile en cette matière. Mais s'il était vraiment complètement possible, on aurait là un critérium de la part du surnaturel dans la vie d'une âme, critérium certain, précis comme une balance, et tout à fait indépendant de toutes croyances religieuses. C'est 
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cela, parmi beaucoup d'autres choses, qu'a indiqué le Christ en disant: «Ces deux commandements sont un seul. 
C'est seulement près de vous que je n'ai jamais été atteinte par le contrecoup de ce mécanisme. Ma situation à votre égard est semblable à celle d'un mendiant, réduit par le dénuement à avoir toujours faim, qui pendant un an serait allé de temps à autre dans une maison prospère chercher du pain, et qui pour la première fois de sa vie n'y aurait pas subi d'humiliations. Un tel mendiant, s'il avait une vie à donner en échange de chaque morceau de pain, et s'il les donnait toutes, penserait que sa dette n'en est pas diminuée. 
Mais en plus pour moi le fait qu'avec vous les relations humaines enferment perpétuellement la lumière de Dieu doit porter la gratitude encore à un tout autre degré. 
Pourtant je ne vais vous donner aucun témoignage de gratitude, sinon de vous dire à votre sujet des choses qui pourront vous causer une irritation légitime à mon égard. Car il ne me convient aucunement de les dire ni même d'y penser. Je n'en ai pas le droit, et je le sais bien. 
Mais comme en fait je les ai pensées je n'ose pas vous les taire. Si elles sont fausses, elles ne feront pas de mal. Il n'est pas impossible qu'elles contiennent de la vérité. En ce cas il y aurait lieu de croire que Dieu vous envoie cette vérité à travers la plume qui se trouve être dans ma main. Il y a des pensées auxquelles il convient d'être envoyées par inspiration, d'autres auxquelles il convient mieux d'être envoyées [sic] par l'intermédiaire d'une créature, et Dieu se sert de l'une ou l'autre voie avec ses amis. Il est bien connu que n'importe quelle chose, par exemple une ânesse, peut indifféremment servir d'intermédiaire. Dieu se platt même peut-être à choisir à cet usage les objets les plus vils. J'ai besoin de me dire ces choses pour n'avoir pas peur de mes propres pensées. Quand je vous ai mis par écrit une esquisse de mon autobiographie spirituelle, c'était avec une intention. Je voulais vous procurer la possibilité de constater un exemple concret et certain de foi implicite. Certain, car je sais que vous savez que je ne mens pas. 
A tort ou à raison, vous 
ensez que j'ai droit au nom de chrétienne. Je vous P 
affirme que lorsqu'à propos de mon enfance et de ma jeunesse j'emploie les mots de vocation, obéissance, esprit de pauvreté, pureté, acceptation, amour du prochain, et autres mots semblables, c'est rigoureusement avec la signification qu'ils ont pour moi en ce moment. Pourtant j'ai été élevée par mes parents et mon frère dans un agnosticisme complet; et je n'ai jamais fait le moindre effort pour en sortir, je n'en ai jamais eu le moindre désir, avec raison à mon avis. Malgré cela, depuis ma naissance, pour ainsi dire, aucune de mes fautes, aucune de mes imperfections n'a vraiment eu pour excuse l'ignorance. Je devrai rendre complètement compte de toutes en ce jour où l'Agneau se mettra en colère. 
DERNIÈRES PENSÉES 
Vous pouvez croire aussi sur ma parole que la Grèce, l'Égypte, l'Inde antique, la Chine antique, la beauté du monde, les reflets purs et authentiques de cette beauté dans les arts et dans la science, le spectacle des replis du coeur humain dans des coeurs vides de croyance religieuse, toutes ces choses ont fait autant que les choses visiblement chrétiennes pour me livrer captive au Christ. Je crois même pouvoir dire davantage. L'amour de ces choses qui sont hors du christianisme visible me tient hors de l'Église. Une telle destinée spirituelle doit vous sembler inintelligible. Mais pour cette raison même cela est propre à faire un objet de réflexion. Il est bon de réfléchir à ce qui force à sortir de soi-même. J'ai peine à imaginer comment il se peut que vous ayez vraiment quelque amitié pour moi; mais puisque apparemment il en est ainsi, elle pourrait avoir cet usage. 
Théoriquement vous admettez pleinement la notion de foi implicite. En pratique aussi vous avez une largeur d'esprit et une probité intellectuelle très exceptionnelles. Mais pourtant encore à mon avis très insuffisantes. La perfection seule est suffisante. 
J'ai souvent, a tort ou a raison, cru reconnaître en vous des attitudes partiales. Notamment une certaine répugnance à admettre en fait, dans des cas particuliers, la possibilité de la foi implicite. J'en ai du moins eu l'impression en vous parlant de B... et surtout d'un paysan espagnol que je regarde comme n'étant pas très éloigné de la sainteté. Il est vrai que c'était sans doute surtout de ma faute ; ma maladresse est telle que je fais toujours du mal à ce que j'aime en en parlant; je l'ai éprouvé très souvent. Mais il me semble aussi que lorsqu'on vous parle d'incroyants qui sont dans le malheur et acceptent leur malheur comme une partie de l'ordre du monde, cela ne vous fait pas la même impression que s'il s'agissait de chrétiens et de soumission à la volonté de Dieu. Pourtant c'est la même chose. Du moins si vraiment j'ai droit au nom de chrétienne, je sais par expérience que la vertu stoïcienne et la vertu chrétienne sont une seule et même vertu. La vertu stoïcienne authentique, qui est avant tout amour; non pas la caricature qu'en ont faite quelques brutes romaines. Théoriquement, il me semble que vous non plus vous ne pourriez pas le nier. Mais vous répugnez à reconnaître en fait, dans des exemples concrets et contemporains, la possibilité d'une efficacité surnaturelle de la vertu stoïcienne. 
Vous m'avez fait aussi beaucoup de peine un jóur où vous avez employé le mot faux quand vous vouliez dire non orthodoxe. Vous vous êtes repris aussitôt. A mon avis il y a là une confusion de termes incompatible avec une parfaite probité intellectuelle. Il est impossible que cela plaise au Christ, qui est la Vérité. Il me semble certain qu'il y a là chez vous une sérieuse imperfection. Et pourquoi y aurait-il en vous de l'imperfection ? Il ne vous convient nullement d'être imparfait. C'est comme une fausse note dans un beau chant.		 
DERNIÉRES PENSÉES 
Christ comme illustration de ce commandement, le prochain est un être nu et sanglant, évanoui sur la route, et dont on ne sait rien. Il s'agit d'un amour tout à fait anonyme, et par là même tout à fait universel. 
Il est vrai aussi que le Christ a dit à ses disciples : « Aimez-vous les uns les autres.» Mais là je crois qu'il s'agit d'amitié, une amitié personnelle entre deux êtres qui doit lier chaque ami de Dieu à chaque autre. L'amitié est la seule exception légitime au devoir d'aimer seulement d'une manière universelle. Encore à mon avis n'est-elle vraiment pure que si elle est pour ainsi dire entourée de toutes parts par une enveloppe compacte d'indifférence qui maintienne une distance. 
Nous vivons une époque tout à fait sans précédent, et dans la situation présente l'universalité, qui pouvait autrefois être implicite, doit être maintenant pleinement explicite. Elle doit imprégner le langage et toute la manière d'être. Aujourd'hui ce n'est rien encore que d'être un saint, il faut la sainteté que le moment présent exige, une sainteté nouvelle, elle aussi sans précédent. Maritain l'a dit, mais il a seulement énuméré les aspects de la sainteté d'autrefois qui aujourd'hui sont pour un temps au moins périmés. Il n'a pas senti combien la sainteté d'aujourd'hui doit enfermer en revanche de nouveauté miraculeuse. 
Un type nouveau de sainteté, c'est un jaillissement, une invention. Toutes proportions gardées, en maintenant chaque chose à son rang, c'est presque l'analogue d'une révélation nouvelle de l'univers et de la destinée humaine. C'est la mise à nu d'une large portion de vérité et de beauté jusque-là dissimulées par une couche épaisse de poussière. Il y faut plus de génie qu'il n'en a fallu à Archimède pour inventer la mécanique et la physique. Une sainteté nouvelle est une invention plus prodigieuse. 
Seule une espèce de perversité peut obliger les 'amis de Dieu à se priver d'avoir du génie, puisque pour recevoir la surabondance du génie il leur suffit de le demander à leur Père au nom du Christ. 
C'est une demande légitime aujourd'hui tout au moins, parce qu'elle est nécessaire. Je crois que, sous cette forme ou sous toute autre équivalente, c'est la première demande à faire maintenant, une demande à faire tous les jours, à toute heure, comme un enfant affamé demande toujours du pain. Le monde a besoin de saints qui aient du génie comme une ville où il y a la peste a besoin de médecins. Là où il y a besoin, il y a obligation. 
Je ne peux faire moi-même aucun usage de ces pensées et de toutes celles qui les accompagnent dans mon esprit. D'abord l'imperfection considérable que j'ai la làcheté de laisser subsister en moi me met à une distance bien trop grande du point où elles sont applicables. Cela est impardonnable de ma part. Une si grande distance, dans le meilleur des cas, ne peut être franchie qu'avec du temps. 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
Cette imperfection, c'est, je crois, l'attachement à l'Église comme à une patrie terrestre. Elle est en fait pour vous, en même temps que le lien avec la patrie céleste, une patrie terrestre. Vous y vivez dans une atmosphère humainement chaleureuse. Cela rend un peu d'attachement presque inévitable. 
Cet attachement est peut-être pour vous ce fil presque infiniment mince dont parle saint Jean de la Croix, qui, aussi longtemps qu'il n'est pas rompu, tient l'oiseau à terre aussi efficacement qu'une grosse chaire de métal. J'imagine que le dernier fil, quoique très mince, doit être le plus difficile à couper, car quand il est coupé il faut s'envoler, et cela fait peur. Mais aussi l'obligation est impérieuse. 
Les enfants de Dieu ne doivent avoir aucune autre patrie ici-bas que l'univers lui-même, avec la totalité des créatures raisonnables qu'il a contenues, contient et contiendra. C'est là la cité natale qui a droit à notre amour. 
Les choses moins vastes que l'univers, au nombre desquelles est l'Église, imposent des obligations qui peuvent être extrêmement étendues, mais parmi lesquelles ne se trouve pas l'obligation d'aimer. Du moins je le crois. Je suis convaincue aussi qu'il ne s'y trouve aucune obligation qui ait rapport à l'intelligence. 
Notre amour doit avoir la même étendue à travers tout l'espace, la même égalité dans toutes les portions de l'espace, que la lumière même du soleil. Le Christ nous a prescrit de parvenir à la perfection de notre Père céleste en imitant cette distribution indiscriminée de la lumière. Notre intelligence aussi doit avoir cette complète impartialité. 
Tout ce qui existe est également soutenu dans l'existence par l'amour créateur de Dieu. Les amis de Dieu doivent l'aimer au point de confondre leur amour avec le sien à l'égard des choses d'ici-bas. 
Quand une âme est parvenue à un amour qui emplisse également tout l'univers, cet amour devient ce poussin aux ailes d'or qui perce l'oeuf du monde. Après cela il aime l'univers non du dedans, mais du dehors, du lieu où siège la Sagesse de Dieu qui est notre frère premier-né. Un tel amour n'aime pas les êtres et les choses en Dieu, mais de chez Dieu. Étant auprès de Dieu il abaisse de là son regard, confondu avec le regard de Dieu, sur tous les êtres et sur toutes les choses. 
Il faut être catholique, c'est-à-dire n'être relié par un fil à rien qui soit créé, sinon la totalité de la création. Cette universalité a pu autrefois chez les saints être implicite, même dans leur propre conscience. Ils pouvaient implicitement faire dans leur âme une juste part, d'un côté à l'amour da seulement à Dieu et à toute sa création, de l'autre aux obligations envers tout ce qui est plus petit que l'univers. Je crois que saint François d'Assise; saint Jean de la Croix ont été ainsi. Aussi furent-ils tous deux poètes. 
Il est vrai qu'il faut aimer le prochain, mais, dans l'exemple que donne 1 
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L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
Mais quand même je l'aurais déjà franchie, je suis un instrument pourri. Je suis trop épuisée. Et même si je croyais à la possibilité d'obtenir de Dieu la réparation des mutilations de la nature en moi, je ne pourrais me résoudre à la demander. Même si j'étais sure de l'obtenir, je ne pourrais pas. Une telle demande me semblerait une offense à l'Amour infiniment tendre qui m'a fait le don du malheur. 
Si personne ne consent à faire attention aux pensées qui, je ne sais comment, se sont posées dans un être aussi insuffisant que moi, elles seront ensevelies avec moi. Si, comme je crois, elles contiennent de la vérité, ce sera dommage. Je leur porte préjudice. Le fait qu'eIles se trouvent être en moi empêche qu'on fasse attention à elles. 
Je ne vois que vous dont je puisse implorer l'attention en leur faveur. Votre charité, dont vous m'avez comblée, je voudrais qu'elle se détourne de moi et se dirige vers ce que je porte en moi, et qui vaut, j'aime à le croire, beaucoup mieux que moi. 
C'est une grande douleur pour moi de craindre que les pensées qui sont descendues en moi ne soient condamnées à mort par la contagion de mon insuffisance et de ma misère. Je ne lis jamais sans frémir l'histoire du figuier stérile. Je pense qu'il est mon portrait. En lui aussi la nature était impuissante, et pourtant il n'a pas été excusé. Le Christ l'a maudit. 
C'est pourquoi, bien qu'il n'y ait peut-être pas dans ma vie de fautes particulières vraiment graves hors celles que je vous ai avouées, je pense, à regarder les choses raisonnablement et froidement, que j'ai plus de cause légitime de craindre la colère de Dieu que beaucoup de grands criminels. Ce n'est pas que je la craigne en fait. Par un retournement étrange, la pensée de la colère de Dieu ne suscite en moi que de l'amour. C'est la pensée de la faveur possible de Dieu, de sa miséricorde, qui me cause une sorte de crainte, qui me fait trembler. 
Mais le sentiment d'être pour le Christ comme un figuier stérile me déchire le coeur. 
Heureusement Dieu peut facilement envoyer, non seulement les mêmes pensées, si elles sont bonnes, mais beaucoup d'autres beaucoup meilleures dans un être intact et capable de le servir. 
Mais qui sait si celles qui sont en moi ne sont pas au moins partiellement destinées à ce que vous en fassiez quelque usage? Elles ne peuvent être destinées qu'à quelqu'un qui ait un peu d'amitié pour moi, et d'amitié véritable. Car pour les autres, en quelque sorte, je n'existe pas. Je suis couleur feuille morte, comme certains insectes. 
Si dans tout ce que je viens de vous écrire quelque chose vous parait faux et déplacé sous ma plume, pardonnez-le-moi. Ne soyez pas irrité contre moi. 
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Je ne sais pas si, au cours des  semaines  et des mois qui vont venir, je pourrai vous donner de mes nouvelles [....] 

Lettre à Joe Bousquet

[note introductive: 
A l'approche de Pâques 1942, Simone Weil désira suivre les offices de la Semaine sainte à l'abbaye bénédictine d'En-Calcat. «Elle voulut s'arrêter d'abord à Carcassonne C'était là qu'habitait l'écrivain Joe Bousquet, qui préparait avec Ballard la publication du "Génie d'Oc'. C'était, comme on sait, un grand blessé de la guerre de 14; il avait été atteint d'une balle dans la colonne vertébrale et vivait depuis 1918 paralysé, cloué sur un lit, tourmenté de souffrances physiques. Simone lfèil désirait le connattre. [ ..] Elle partit avec Ballard un des derniers soirs de mars. [..] Ils arrivèrent tard chez Bousquet sans doute vers onze heures ou minuit Ils parlèrent avec lui pendant deux heures environ; puis Ballard partit Simone resta avec Joe Bousquet et ils parlèrent encore jusqu'à trois ou quatre 
heures du matin. [...] L'unique conversation qu'elle eut avec lui suffit à créer une amitié Chacun des deux avait reconnu dans l'autre un courage apparenté au sien. » (D'après Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, op. cit., t. II, pp. 397- 
398.) 
Bousquet attendait cette rencontre avec impatience. «Je suis ravi de connattre Émile Novis [pseudonyme de Simone Weil], écrit-il à Ballard quelques jours avant. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. » Une nouvelle missive au même correspondant fait état de cet entretien: «Vous ne sauriez croire combien j'ai été heureux de causer un peu longuement avec Émile Novis. Il n'y a rien à reprendre en elle. J'accepterais bien volontiers de vivre dans sa peau, sauf quelques substantielles normes côté ascétisme et plus de complaisance envers le mal. Elle a ¡Intelligence qui brûle [ ..J. Je vous remercie de me l'avoir amenée. 
Cette grande lettre à Joe Bousquet écrite deux jours avant le départ pour New York, et, par conséquent, deux jours avant celle au Père Perrin (voir pp. 781-789), constitue, par les confidences qu'elle contient, une première «autobiographie spirituelle».] 

12 mai 1942. 
Cher ami, 
Tout d'abord, merci encore de ce que vous venez de faire pour moi. Si, comme je l'espère, c'est efficace, cela aura été fait non pour moi, mais à travers moi pour d'autres, de jeunes frères à vous qui doivent vous être infiniment chers, pris dans le même destin. Quelques-uns peut-être vous devront, aux approches de l'instant suprême, la douceur d'un échange de regards. 
Vous avez ce privilège parmi tous que pour vous l'état actuel du monde est une réalité. Plus peut-être même que pour ceux qui en ce moment tuent et meurent, blessent ou sont blessés, et qui, surpris, ne savent où ils sont ni ce qui leur arrive, qui, comme c'était jadis votre cas, n'ont pas les pensées de cette situation. Pour tous les autres, les gens d'ici par exemple, ce qui se passe est pour quelques-uns, très peu, un confus cauchemar, pour la plupart une vague toile de fond, un décor de théâtre, dans les deux cas de l'irréel. 
Vous, depuis vingt ans, vous refaites par la pensée ce destin qui avait pris et lâché tant de gens, qui vous a pris pour toujours, et qui revient maintenant prendre à nouveau des millions d'hommes. Vous êtes maintenant, vous, prêt pour le penser. Ou si vous ne l'êtes pas encore tout à fait - je crois que vous ne l'êtes pas - vous n'avez plus du moins qu'une coquille à percer pour sortir des ténèbres de l'oeuf dans la clarté de la vérité, et vous en êtes déjà à frapper contre la coquille. C'est une image très antique. L'oeuf, c'est ce monde visible. Le poussin, c'est l'Amour, l'Amour qui est Dieu même et qui habite au fond de tout homme, d'abord comme germe invisible. Quand la coquille est percée, quand l'être est sorti, il a encore pour objet ce même 
L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
monde. Mais il n'est plus dedans. L'espace s'est ouvert et déchiré. L'esprit, quittant le corps misérable abandonné dans un coin, est transporté dans un point hors de I'espace, qui n'est pas un point de vue, d'où il n'y a pas de perspective, d'où ce monde visible est vu réel, sans perspective. L'espace est devenu, par rapport à ce qu'il était dans l'oeuf, une infinité à la deuxième, ou plutôt à la troisième puissance. L'instant est immobile. Tout l'espace est empli, même s'il y a des bruits qui se font entendre, par un silence dense, qui n'est pas une absence de son, qui est un objet positif de sensation, plus positif qu'un son, qui est la parole secrète, la parole de l'Amour qui depuis l'origine nous a dans ses bras. 
Vous, une fois hors de l'oeuf, vous connaîtrez la réalité de la guerre, la réalité la plus précieuse à connaître, parce que la guerre est l'irréalité même. Connaître la réalité de la guerre, c'est l'harmonie pythagoricienne, l'unité des contraires, c'est la plénitude de la connaissance du réel. C'est pourquoi vous êtes infiniment privilégié, car vous avez la guerre logée à demeure dans votre corps, qui depuis des années attend fidèlement que vous soyez míúr pour la connaître. Ceux qui sont tombés à vos côtés n'ont pas eu le temps de ramener sur leur sort la frivolité errante de leurs pensées. Ceux qui sont revenus intacts ont tous tué leur passé par l'oubli, même s'ils ont donné l'apparence de se souvenir, car la guerre est un malheur, et il est aussi facile de diriger volontairement la pensée vers le malheur que de persuader à un chien, sans dressage préalable, de marcher dans un incendie et de s'y laisser carboniser. Pour penser le malheur, il faut le porter dans la chair, enfoncé très avant, comme un clou, et le porter longtemps, afin que la pensée ait le temps de devenir assez forte pour le regarder. Le regarder du dehors, étant parvenue à sortir du corps, et même, en un sens, de l'âme. Le corps et l'âme restent non seulement transpercés, mais cloués sur un lieu fixe. Que le malheur impose ou non littéralement l'immobilité, il y a toujours immobilité forcée en ce sens qu'une partie de l'âme est toujours, continuellement, inséparablement collée à la douleur. Grâce à cette immobilité, la graine infinitésimale d'amour divin jetée dans l'âme peut à loisir grandir et porter des fruits dans l'attente, en hypomené, selon l'expression divinement belle de l'Évangile. On traduit in patientia, mais hypoménein, c'est tout autre chose. C'est rester sur place, immobile, dans l'attente sans être ébranlé ni déplacé par aucun choc du dehors. 
Heureux ceux pour qui le malheur entré dans la chair est le malheur du monde lui-même à leur époque. Ceux-là ont la possibilité et la fonction de connaître dans sa vérité, de contempler dans sa réalité le malheur du monde. C'est là la fonction rédemptrice elle-même. Il y a vingt siècles, dans l'Empire romain, le malheur de l'époque était l'esclavage, dont la crucifixion était le terme extrême. 
LETTRE A JOE BOUSQUET 
Mais infortunés ceux qui ayant cette fonction ne l'accomplissent pas. 
Quand vous dites que vous ne sentez pas la distinction du bien et du mai, prise littéralement, cette parole n'est pas sérieuse, puisque vous parlez d'un autre homme en vous, qui est évidemment le mal en vous ; vous savez bien - et dans les cas d'incertitude un examen attentif peut, au moins la plupart du temps, amener à savoir - ce qui dans vos pensées, vos paroles et vos actes nourrit cet autre à vos dépens, ce qui vous nourrit aux siens. Ce que vous voulez dire, c'est que vous n'avez pas encore consenti à reconnaître cette distinction comme. celle du bien et du mal. 
Ce consentement n'est pas facile, car il engage sans retour. Il y a une espèce de virginité de l'âme à l'égard du bien qui ne se retrouve pas plus, une fois le consentement accordé, que la virginité d'une femme après qu'elle a cédé à un homme. Cette femme peut devenir infidèle, adultère, mais elle ne sera plus jamais vierge. Aussi a-t-elle peur quand elle va dire oui. L'amour triomphe de cette peur. 
Pour chaque être humain, il y a une date, inconnue de tous et de lui-même avant tout, mais tout à fait déterminée, au-delà de laquelle l'âme ne peut plus garder cette virginité. Si avant cet instant précis, éternellement marqué, elle n'a pas consenti à être prise par le bien, elle sera aussitôt après prise malgré elle par le mal. 
Un homme peut à tout moment de sa vie se livrer au mal, car on s'y livre dans l'inconscience et sans savoir qu'on introduit en soi une autorité extérieure; l'âme boit un narcotique avant de lui abandonner sa virginité. Il n'est pas nécessaire d'avoir dit oui au mal pour en être saisi. Mais le bien ne prend l'âme que quand elle a dit oui. Et la crainte de l'union nuptiale est telle qu'aucune âme n'a le pouvoir de dire oui au bien tant que l'approche presque immédiate de l'instant limite où son sort sera éternellement fixé ne la presse pas d'une manière urgente. Chez les uns l'instant limite peut se placer à l'âge de cinq ans, chez d'autres à l'âge de soixante ans. D'ailleurs ni avant qu'il ait été franchi ni après il n'est possible de le situer, car ce choix instantané et éternel n'apparaît que réfracté dans la durée. Chez ceux qui longtemps avant d'en approcher se sont laissé prendre par le mal, l'instant limite n'a plus de réalité. Le maximum qu'un être humain puisse faire, c'est, jusqu'à ce qu'il en soit tout proche, de garder intacte en lui la faculté de dire oui au bien. 
Il me parait certain que pour vous l'instant limite n'est'pas venu. Je n'ai pas le pouvoir de scruter les coeurs, mais il me semble qu'il y a des signes qu'il n'est plus éloigné. Votre faculté de consentement est certes intacte. 
Je pense qu'après que vous aurez consenti au bien vous percerez l'oeuf, après un certain intervalle peut-être, mais sans doute court; l'instant où vous serez au dehors, il sera pardonné à cette balle qui est un jour entrée au centre de votre corps, et en elle à tout l'univers qui l'avait dirigée. 
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LETTRE À JoE BOUSQUET 
L'intelligence a un rôle pour préparer le consentement nuptial à Dieu. C'est de regarder le mal qu'on a en soi-même et de le haïr. Non pas essayer de s'en débarrasser, simplement de le discerner; et même avant d'avoir dit oui à son contraire, y maintenir le regard fixé suffisamment pour sentir la répulsion. 
Je crois que chez tous peut-être, mais surtout chez ceux que le malheur a touchés, et surtout si le malheur est biologique, la racine du mal, c'est la rêverie. Elle est l'unique consolation, l'unique richesse des malheureux, l'unique secours pour porter l'affreuse pesanteur du temps ; un secours bien innocent; d'ailleurs indispensable. Comment serait-il possible de s'en passer? Elle n'a qu'un inconvénient, c'est qu'elle n'est pas réelle. Y renoncer par amour de la vérité, c'est vraiment abandonner tous ses biens par folie d'amour et suivre celui qui est en personne la Vérité. Et c'est vraiment porter sa croix. Le temps est la croix. 
H ne faut pas le faire tant que l'instant limite n'est pas proche, mais il faut reconnaître la rêverie pour ce qu'elle est; et même pendant qu'on en est soutenu, ne pas oublier un instant que sous toutes ses formes, les plus inoffensives en apparence par la puérilité, les plus respectables en apparence par le sérieux et par les rapports avec l'art, ou l'amour, ou l'amitié (et pour beaucoup la religion), sous toutes ses formes sans exception elle est le mensonge. Elle exclut l'amour. L'amour est réel. 
Je n'oserais jamais vous parler ainsi si mon esprit avait élaboré toutes ces pensées. Mais quoique je ne veuille accorder à de telles impressions aucun crédit, j'ai vraiment malgré moi le sentiment que Dieu, par amour pour vous, dirige tout cela vers vous à travers moi. De même, il est indifférent que l'hostie consacrée soit faite d'une farine de la plus mauvaise qualité, même aux trois quarts pourrie. 
Vous dites que je paye mes qualités morales par de la défiance envers moi-méme. Mais l'explication de mon attitude envers moi-même, qui n'est pas de la défiance, qui est un mélange de mépris, de haine et de répulsion, se situe plus bas, au niveau des mécanismes biologiques. C'est la douleur physique. Depuis douze ans je suis habitée par une douleur située autour du point central du système nerveux, du point de jonction de l'âme et du corps, qui dure à travers le sommeil et n'a jamais été suspendue une seconde. Pendant dix ans elle a été telle, et accompagnée d'un tel sentiment d'épuisement, que le plus souvent mes efforts d'attention et de travail intellectuel étaient à peu près aussi dépourvus d'espérance que ceux d'un condamné à mort qui doit être exécuté le lendemain. Souvent beaucoup plus, quand ils apparaissaient tout à fait stériles, et sans fruit même immédiat. J'étais soutenue par la foi, acquise à l'âge de quatorze ans, que jamais aucun effort de véritable attention n'est perdu, même s'il ne doit jamais avoir ni directement ni indirectement aucun résultat visible. Pourtant un moment est venu oh j'ai cru être menacée, par l'épuisement et par l'aggravation de la douleur, d'une si hideuse déchéance de toute l'âme que pendant plusieurs semaines je me suis demandé avec angoisse si mourir n'était pas pour moi le plus impérieux des devoirs, quoiqu'il me parût affreux que ma vie dût se terminer dans l'horreur. Comme je vous l'ai raconté, seule une résolution de mort conditionnelle et à terme m'a rendu la sérénité. 
Peu de temps auparavant, étant déjà depuis des années dans cet état physique, j'avais été ouvrière d'usine, près d'un an, dans des usines de mécanique de la région parisienne. La combinaison de l'expérience personnelle et de la sympathie pour la misérable masse humaine qui m'entourait et avec laquelle j'étais, même à mes propres yeux, indistinctement confondue, a fait entrer si avant dans mon coeur le malheur de la dégradation sociale que depuis lors je me suis toujours sentie une esclave, au sens que ce mot avait chez les Romains. 
Pendant tout cela le mot même de Dieu n'avait aucune place en mes pensées. Il n'en a eu qu'à partir du jour, il y a environ trois ans et demi, où je n'ai pas pu la lui refuser. Dans un moment d'intense douleur physique, alors que je m'efforçais d'aimer, mais sans me croire le droit de donner un nom à cet amour, j'ai senti, sans y être aucunement préparée - car je n'avais jamais lu les mystiques - une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d'un être humain, inaccessible et aux sens et à l'imagination, analogue a l'amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d'un être aimé. Depuis cet instant le nom de Dieu et celui du Christ se sont mêlés de plus en plus irrésistiblement à mes pensées. 
Jusque-là ma seule foi avait été l'amorfati stoïcien, tel que l'a compris Marc Aurèle, et je l'avais toujours fidèlement pratiqué. L'amour 'pour la cité de l'univers, pays natal, patrie bien-aimée de toute âme, chérie pour sa beauté, dans la totale intégrité de l'ordre et de la nécessité qui en sont la substance, avec tous les événements qui s'y produisent. 
Le résultat a été que la quantité irréductible de haine et de répulsion liée à la souffrance et au malheur s'est entièrement retournée sur moi-même. Et c'est une très grande quantité, parce qu'il s'agit d'une souffrance présente à la racine même de chaque pensée sans aucune exception. 
C'est au point que je ne peux absolument pas m'imaginer la possibilité qu'aucun être humain éprouve de l'amitié pour moi. Si je crois a la vôtre, c'est seulement pour autant qu'ayant confiance en vous et ayant reçu de vous l'assurance de cette amitié, ma raison me dit d'y croire. Mais pour mon imagination elle n'en est pas moins impossible. 
Cette disposition de l'imagination me fait vouer une reconnaissance d'autant plus tendre à ceux qui accomplissent cette chose impossible. Car l'ami- 
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tié est pour moi un bienfait incomparable, sans mesure, une source de vie non métaphoriquement, mais littéralement. Car non seulement mon corps: mais mon Anie elle-même empoisonnée tout entière par la souffrance étant inhabitables pour ma pensée, il faut qu'elle se transporte ailleurs. Elle ne peut habiter en Dieu que de courts espaces de temps. Elle habite souvent dans les choses. Mais il serait contre nature qu'une pensée humaine n'ha-bitAt jamais dans quelque chose d'humain. Ainsi littéralement l'amitié donne à ma pensée toute la part de sa vie qui ne lui vient pas de Dieu ou de la beauté du monde. 
Vous pouvez par là concevoir quel bienfait vous m'avez accordé en m'accordant la vôtre. 
Je vous dis ces choses parce que vous pouvez les comprendre, car il y a dans votre dernier livre une phrase oh je me suis reconnue, sur l'erreur oh sont vos amis quand ils croient que vous existez. C'est là une disposition de la sensibilité intelligible seulement à ceux pour qui l'existence elle-même est directement et continuellement sentie comme un mal. Pour ceux-là il est certes facile de faire ce que le Christ demande, se nier soi-même. Trop facile peut-être. C'est peut-être sans mérite. Cependant je crois que cette facilité est une immense faveur. 
Je suis convaincue que le malheur d'une part, d'autre part la joie comme adhésion totale 'et pure à la parfaite beauté, impliquant tous deux la perte de l'existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable, le pays du réel. 
Mais il faut que l'un et l'autre soient sans mélange, la joie sans aucune ombre d'insatisfaction, le malheur sans aucune consolation. 
Vous me comprenez bien. Cet amour divin qu'on touche tout au fond du malheur, comme la résurrection du Christ à travers la crucifixion, et qui constitue l'essence non sensible et le noyau central de la joie, ce n'est pas une consolation. Il laisse la douleur tout à fait intacte. 
Je vais vous dire quelque chose de dur à penser, plus dur encore à dire, presque intolérablement dur à dire à ceux qu'on aime. Pour quiconque est dans le malheur le mal peut peut-être se définir comme étant tout ce qui procure une consolation. 
Les joies pures qui, selon les cas, ou bien se substituent pour un temps ou bien se superposent à la souffrance, ne sont pas des consolations. Au contraire, on peut souvent trouver une consolation dans une sorte d'aggravation morbide de la souffrance. Tout cela est clair pour moi, mais je ne sais si je l'exprime convenablement. 
La paresse, la chute dans l'inertie, tentation à laquelle je succombe très souvent, presque tous les jours, je pourrais dire toutes les heures, est une forme particulièrement méprisable de la consolation. Cela m'oblige à me mépriser. 
798 
Je m'aperçois que je n'ai pas répondu à votre lettre, et pourtant j'ai bien des choses à en dire. Ce sera pour une autre fois. Aujourd'hui je me contenterai de vous en remercier.	 
Yours most truly.	 
Simone WEIL.	 
	 
Je vous mets ci-joint le poème anglais que je vous avais récité, Love; il a joué un grand rôle dans ma vie, car j'étais occupée à me le réciter à moi-même, à ce moment oit, pour la première fois, le Christ est venu me prendre. Je croyais ne faire que redire un beau poème, et à mon insu c'était une prière. 

P.-S. Ne pouvant emporter que très peu de livres, je vous envoie, parmi ce que je laisse, ceux que je crois pouvoir vous intéresser. T.E. Lawrence', qui est devenu pour moi, dès que j'ai ouvert son livre, un ami tendrement, passionnément aimé, et qui, je crois, sera plus encore le vôtre. L'Évangile en grec, qui est le joyau des joyaux, le Graa12. Swinburne'. Je vous enverrais G. Herbert' s'il était à moi, mais je l'ai emprunté à Gros'. Vous pouvez vous le faire envoyer par lui. 
Love 
Love bade me welcome; yet my soul drew back, 
Guiltie of dust and sin. 
But quick-ey'd Love, observing me grow slack 
From my first entrance in, 
Drew nearer to me, sweetly questioning 
If I lack'd anything. 
A guest, I answer'd, worthy to be here. 
Love said, You shall be he. 

L Voir supra, p. 424, note S. 
2. La Queste del saint Graal, éd. Pauphile4 1923. 
3. Algernon Charles Swinburne (1837-1909), poète anglais. 
4. George Herbert (1593-1633). Un recueil de ses poèmes, The Temple, publié un an après sa mort, est un chef-d'ceuvre de la poésie religieuse anglaise. 
5. Léon-Gabriel Gros, prêtre et angliciste, l'un des plus anciens et des plus importants collaborateurs des Cahiers du Sud. 
799 
L'EXPÉRIENCE DE DIEU 
I, the unkinde, ungrateful? Ah, my deare, I cannot look on thee. 
Love took my hand and smiling did reply: Who made the eyes but I? 
Duth, Lord; but I have marr'd them; let my shame Go where it doth deserve. 
And know you not, says Love; who bore the blame? .111, deare, then 1 will serve. 
You must sit down, says Love, and taste my meat. So I did sit and eat. 
George Herbert. 
1593-1633 

[Traduction de Jean Mambrino :] 
Amour 
Amour m'a dit d'entrer, mon áme a reculé, 
Pleine de poussière et péché. 
Mais Amour aux yeux vjfs, en me voyant ,faiblir 
De plus en plus, le seuil passé, 
Se rapprocha de moi et doucement s'enquit 
Si quelque chose me manquait. 
Un hôte, répondis je, digne d'etre ici. 
Or, dit Amour, ce sera toi 
Moi, le sans-coeur, le très ingrat? Oh mon aimé, 
Je ne puis pas te regarder. 
Amour en souriant prit ma main et me dit: 
Qui donc fit les yeux sinon moi? 

Oui, mais j'ai souillé les miens, Seigneur. Que ma honte 
S'en aille où elle a mérité. 
Ne sais-tu pas, dit Amour, qui a porté la faute? 
Lors, mon aimé, je veux servir. 
Assieds-toi, dit Amour, goûte ma nourriture. 
Ainsi j'ai pris place et mange. 




Table


Table des matières

Simone Weil (1909 - 1943) 3

Présentation 4

Un choix de pages 5

G.Thibon 8

L'expérience de Dieu 40

Amour de l’ordre du monde 40

Amour des pratiques religieuses 58

Amitié 73

Amour implicite et amour explicite 79

[note précédant les lettres au P. Perrin:] 84

Lettre à Joe Bousquet 110

Table 122



2